Pacome Thiellement.com

corpus_341_9782130735120v100.jpg
Chaos Reigns
Paru en 2016

Contexte de parution : Vies et morts des Super-Héros (P.U.F.)

Présentation :

Texte publié dans le livre Vies et morts des Super-Héros (P.U.F.), recueil de textes dédiés aux super-héros et dirigé par Laurent de Sutter. Le texte est consacré au personnage Professor Chaos dans South Park


Sujet principal : Matt Stone, South Park, Trey Parker
Cité(s) également : plusAlan Moore, Alfred Jarry, Eric Stough, menu_mondes.pngFrank Zappamenu_mondes.png, Friedrich Nietzsche, George Lucas, menu_mondes.pngHara-Kirimenu_mondes.png, Jonathan Swift, Joss Whedon, Kim Jong-il, Lars von Trier, Marquis de Sade, Marx Brothers, Michael Haneke, Monty Python, Nirvana, Pier Paolo Pasolini, Queen, Rabelais, Salvador Dalí, Steven Spielberg, Tex Avery, The Three Stooges, menu_mondes.pngTwin Peaksmenu_mondes.png




Tout commence par un drame. Un petit enfant est exclu de son groupe d’amis : dans celui-ci, il est le souffre-douleur, la victime permanente, le bouc émissaire. Parce qu’il est trop naïf ; parce qu’il est trop gentil et trop faible ; parce qu’il n’a pas en lui la moindre méchanceté ; la moindre inclinaison au mal ; la moindre perversité. Mais ce n’est pas suffisant. De même que, en bonne théologie, il faut tuer la bête avec laquelle on a forniqué, une fois que Butters Stotch – c’est le nom du petit garçon – a suffisamment servi, il faut encore le jeter. Une fois qu’on l’a humilié, il faut encore le répudier. Stan Marsh, Kyle Broflovski et Eric Cartman reproduisent le modus operandi des reality shows. Ils excluent Butters et cherchent un remplaçant. Ils font passer des tests stupides à leurs camarades, votent, virent, reprennent, et choisissent leur nouvel « ami » : Tweek. Le spectateur rit toujours, mais il ne peut plus rire encore. C’est excessivement cruel. C’est Le Maillon Faible devenu drame biblique. On dirait vraiment le Lars Von Trier de Dogville : une fois que toute la ville a violé et humilié Grace, il faudrait encore la livrer à ceux qu’elle craint, histoire de ne plus même en entendre parler. Alors, par une nuit d’orage, Butters passe un seuil et devient un super vilain : « Where I go, destruction will follow ! » Il devient Professor Chaos.

Dans ce seul épisode de South Park , Trey Parker et Matt Stone réussissent, avec le talent anarchimique qu’on leur connaît, à mêler la fiction Marvel et le reality show : deux lignes se tissent, celle, inspirée par Dismissed et ces émissions télévisées d’une grande perversité où des imbéciles méchants humilient d’autres imbéciles moins méchants ou plus faibles (avec tous ses codes : petite musique rock FM proche du générique de Friends ; courts morceaux d’interviews où les intervenants font part de leurs désirs ou de leurs doutes), et l’autre, où Professor Chaos touche simultanément au sublime et au grotesque en mélangeant de façon amateur les figures de Magneto et de Dr. Doom. C’est aussi un super vilain super attachant, comme l’inoubliable Dr. Horrible de Joss Whedon (2008), beaucoup plus sympathique que son némésis, le super héros Captain Hammer. Professeur Chaos et Dr. Horrible sont les archétypes d’une époque où les spectateurs, nerds et no-lifes lucides sur leur propre condition, ont moins de difficulté à s’identifier à des méchants qui leur sont apparentés qu’à des « gentils » possédant des qualités ou des atouts échappant jusqu’aux moins réalistes de nos rêves.

C’est Wesley Willis qui a tout dit dans ses chansons maniaques I whipped Batman’s ass, I whipped Spiderman’s ass ou l’archétypale I whipped Supermans’s ass :

Superman had a big « S » on his chest
He was drawing on my nerves
I got mad at his drunk ass
I gave him a war hell ride

Superman thought he was bad
He was messing with my girlfriend
I caught him in my room kissing her
I took a rubber hose and flogged his rump

Superman beat the hell out of me
He knocked me to the floor
I got back up and knocked him to the floor
Superman was being such a roughneck
I whipped Superman’s ass

Le super héros, c’est les autres, c’est le type épais qui nous cassait la gueule et sortait avec la jolie fille au lycée. Ca n’est pas nous. Ca n’a jamais été nous.

Seul problème : Professor Chaos est incapable d’aller très loin. Ses mauvaises actions sont minuscules. Elles modifient à peine le réel : il échange deux soupes dans les commandes d’un restaurant, vole l’éponge de la classe (pour que « les informations s’accumulent sur le tableau et dans votre cerveau jusqu’à ce qu’il explose ») ou laisse un robinet ouvert pour inonder la ville. On dirait la pataphysique de Jarry telle qu’elle s’exprime dans le personnage Sengle des Jours et les nuits : des miracles minuscules, une force exercée seulement sur des insectes ou de petits objets. Pensons à ce que Alfred Jarry aurait inventé s’il avait été scénariste de comix. Pensons à Dr. Faustroll, au Surmâle ou à Erbrand Sacqueville devenus les figures récurrentes d’une franchise codirigée avec sa sœur Charlotte (Jarry & Jarry Inc.). Pensons au quartet représenté par ces trois-là + Sengle – The Patafantastic Four. Pensons à Ubu en super-vilain. A Messaline en super héroïne « antique » vivant sur une autre planète. Pensons aux Patafantastic Four and Messaline unis tous ensemble pour libérer et cadenasser le Diable avec l’épée de Saint-Michel et trouer le rideau de la nuit des temps.

Il y a quelque chose de cohérent dans la création de Trey Parker et Matt Stone, comparable à tout ce qu’on connaît des processus liés à l’hypnose ou à la suggestion : malgré sa transformation, malgré la mise en veille de son être social, Butters est incapable de vraiment modifier qui il est. Son super vilain est à son image : pas bien méchant, pas bien malin, terriblement décevant, encore un gros bébé. Mais aussi il recoupe ce sentiment qu’on a tous quand on regarde un film de super héros, Superman, Batman, Spiderman ou autres : le personnage principal est un gros bébé qui joue avec une panoplie et risque de se faire très, très mal en sautant d’une fenêtre sur le toit de l’immeuble en face. Quand Parker et Stone feront The Coon  sept ans plus tard, avec Cartman en justicier « sombre », inspiré du Dark Knight, ils donneront corps à une autre idée qui vient sans cesse à celui qui regarde les films de super héros : Les super héros sont des drama queen. Ils veulent qu’il y ait plus de super vilains encore dans le monde qu’il n’y en a, histoire d’avoir quelque chose à faire. Ils se donnent une mission, mais en réalité ils produisent plus de mal qu’ils ne nous en délivrent (c’est aussi une des idées structurantes des Watchmen de Alan Moore). Cartman court les rues de South Park en quête d’injustices, et il en trouve drôlement peu. Il doit gonfler l’importance des risques, et alarmer le commissaire de police qui trouve – comme nous – que ce gamin exagère.

Comme les trois mousquetaires sont quatre, Trey Parker et Matt Stone sont trois. Derrière la création de Butters, il y a le « troisième homme » de South Park, Eric Stough – co-producteur et directeur des animations – longtemps appelé « Little Buddy » par les deux autres pour son côté goody goody, ayant toujours du mal à dire ou faire du mal à qui que ce soit et gêné quand la série va trop loin... Oui, on a du mal à le croire, et pourtant : un des trois hommes de South Park – la série d’humour la plus violente des vingt dernières années, le seul et unique hériter convainquant de Hara-Kiri et des Monty Python – déteste profondément blesser les sentiments d’autrui

Dans South Park on le sait, Stan, c’est Trey Parker et Kyle, c’est Matt Stone. Et Cartman, c’est tous les deux. Ou n’importe lequel. Ou n’importe qui d’autre… Mais c’est probablement surtout l’autre de Trey Parker. C’est Trey Parker quand il peste contre Matt Stone et contre le reste du monde. C’est Trey Parker quand il se laisse aller, qu’il joue au piano en imitant Elton John, seul chez lui avec son chat, et qu’il pense qu’il est seul au monde et que les autres sont tous stupides – comme Kim Jong Hill dans Team America World Police. Puisque les relations entre les enfants sont invariablement celles-ci : Stan et Kyle sont amis, et Kyle et Cartman ennemis – mais entre Stan et Cartman, c’est neutre, vide, il n’y a rien qui circule, il ne réussit jamais à rien se passer. Cartman c’est juste le vrai Stan, le Stan caché en Stan et que l’apparente normalité de Stan recouvre.
Cartman c’est le super Ubu enfant. C’est l’anarchiste définitif et le dictateur fou, mi-nazi mi-white trash. C’est l’imbécile intégral, mais c’est aussi, alternativement : le personnage le plus drôle (la chanson « Kyle’s Mom’s A Bitch » , insoutenable) ; le plus courageux (quand il s’attaque seul à Ben Laden ) ; le plus original (quand il décide seul de combattre les scénaristes de Family Guy ) ; le plus généreux (quand il sauve les chats persécutés par les habitants de la ville ) ; le plus démoniaque (quand il fait manger, dans une réminiscence de Titus Andronicus, ses parents à l’enfant qui l’a humilié à plusieurs reprises ). Enfin, Cartman c’est le conteur parfait – dans Woodland Critter Christmas , où la folie de l’épisode se confond avec celle de Cartman – qui compose son conte comme un scénariste de South Park. Ce qui laisse à penser que South Park est une série viscéralement écrite par Cartman et donc, que si elle possède un lieu d’énonciation, ou une figure tutélaire, c’est bien davantage lui que Stan ou Kyle – quelque soit la distance que prennent les scénaristes vis-à-vis de ses « opinions ». Cartman c’est l’humoriste parfait.

La figure de Kenny est plus énigmatique – son personnage représentant tout d’abord une espèce de running-joke absurde : un personnage qui meurt dans chaque épisode. De cette absurdité, Parker et Stone ont réussi à faire un élément rendant impossible la structuration réaliste de la série, l’établissement d’une consistance ou d’une cohérence à leur univers. Tout est toujours foutu et cycliquement repris dans une boucle mythique. Kenny qui meurt dans chaque épisode, c’est comme Bosse-de-Nage dans Faustroll, qui meurt et qui revient sans se poser de question dès le chapitre suivant : ça nous rappelle que tout cela est de l’imagination et que Kenny ne peut pas vraiment mourir puisqu’il n’existe pas vraiment. South Park sans le savoir reprend à la fois la flèche de Jarry et de Zappa : à savoir repartir de la geste potachique pour initier un rapport mythique à la réalité. Il s’agit de voir dans la geste potachique la véritable chaine traditionnelle protégeant la source de création des mythes. C’est la tendance jungo-campbellienne avouée de Trey Parker, sa « croyance aux histoires », qui s’oppose et complète le rationalisme énervé de Matt Stone – ce qui fait que, à mesure que South Park progresse, leurs épisodes critiquent de moins en moins le fait religieux mais plutôt sa pétrification dans une forme qui a perdu sa signification. Par ses rituels, ses récurrences absurdes, son irrationalité et sa façon de répondre à l’irrationalité du monde par une irrationalité plus grande encore, South Park est lui-même un fait religieux à l’état sauvage.

Pendant cinq saisons et un film, l’essentiel de la série se jouait sur ce quartet de figures, autour desquels s’agençaient parents, professeurs, amis, petites filles, monstres, stars, mythes – ainsi que, à partir de la 4e saison, un merveilleux nouveau personnage, le trisomique Timmy. Arrive enfin cet épisode incroyable, l’avant-dernier épisode de la 5e saison : Kenny dies . On nous y annonce que Kenny va mourir. Et là, on ne comprend plus vraiment ce qui se passe et on ne sait plus ce que ça veut dire : ils vont tuer Kenny, ils vont tuer Kenny… Oui d’accord, sauf qu’ils l’ont toujours fait… Mais l’ont-ils fait ? La mort de Kenny était carnavalesque : elle revenait rituellement comme une mise à mort fantoche ; c’était comme un homme en paille mis à feu dans un rituel païen. Il était mort comme un enfant dit à un autre, dans un jeu : Pan ! T’es mort. La vraie mort de Kenny, la « deuxième mort de Kenny », c’est le moment où le rituel disparaît, où la réalité matérielle devient plus forte que la puissance imaginative mythique – un peu comme, dans le Médée de Pier-Paolo Pasolini, Chiron cesse progressivement d’être un centaure et devient un homme aux yeux de Jason. Comme tout espace mythique, mais également comme les sit-coms (la forme dégénérée du mythe ou de l’espace d’enfance par excellence), South Park existe dans un espèce de temps cyclique, un éternel présent d’une éternelle enfance, avec, régulièrement, quelques menaces de sortie de cet état « édénique » propre au temps cyclique. En particulier, l’épisode qui risquait le plus le basculement du temps cyclique au temps linéaire ou du sit-com à la série ou au feuilleton : You’re getting old . Dans Kenny dies comme dans You’re getting old, South Park cesse pendant quelques instants de répondre aux schèmes de l’enfance, où personne ne peut jamais mourir. Pendant quelques instants, le Temps intervient : on met un pied hors du mode mythique de South Park. Et Kenny meurt pour la première fois sans promesse de retour.

D’où l’apparition du « sauveur » de toutes les enfances qu’est Butters. Juste après l’épisode Kenny dies, apparaît la première grande aventure de Butters : Butter’s Very own épisode , qui clôt la saison 5 et annonce la saison 6. Après avoir poussé à la limite la frontière qui séparait South Park de l’univers de la fiction adulte avec la « vraie mort de Kenny », on revient à une apparence de série carnavalesque, enfantine mais horrifiante, confrontant l’innocence du personnage principal à un univers de perversité et de violence, rythmé par son jingle léger et gentil : It’s Butters ! Et on franchit un nouveau seuil bizarre dans la cruauté parker-stonienne, une cruauté qui est une protection de l’état d’enfance, son renouvellement et son rafraichissement, plutôt que sa simple profanation. Ou alors il faut le penser ainsi : la profanation permanente de l’enfance de South Park est l’instrument propre à sa réalisation, ou sa réinscription cruelle dans la psyché du spectateur.

A partir de Professor Chaos et pendant longtemps, Butters sera le seul personnage de South Park, avec son ami Dougie (General Disarray), a avoir son « double » super héroïque – et encore est-ce un super vilain – celui-ci apparaissant d’ailleurs assez rarement – l’autre épisode où il intervient de façon importante étant surtout le suivant, The Simpsons already did it . Ce qui n’empêche pas Butters d’acquérir de plus en plus d’importance à mesure que South Park se développe, accumulant les épisodes où il est le personnage central, ou ceux qui le présentent, lui et Cartman, dans un duo comique réversible où la victime n’est pas toujours Butters (dans l’épisode AWESOME-0  par exemple), les moments de renversement étant des moments de quasi-extase pour le spectateur – qui aura dû voir Butters se faire humilier longtemps pour vraiment goûter le renversement des rôles et la revanche prise sur Cartman. Mais c’est cette caractéristique qui impose le personnage de Butters : être de South Park sans l’être, avoir la psyché d’un personnage de dessin animé pour enfants dans un dessin animé pour adultes… Un peu comme le petit écureuil mignon qui ouvre Screwy Squirrell de Tex Avery et se fait bousiller par le personnage principal (avec Rabelais, Swift, Sade, Jarry, Hara-Kiri, Monty Python, les Marx Brothers et les Three Stooges, Tex Avery est un de seuls artistes à qui on peut comparer South Park sans avoir l’impression de rabaisser South Park). Quand, dans l’épisode Red Sleigh Down , Kenny revient de façon à la fois spectaculaire et sobre, il s’efface malgré tout devant Butters. Il cesse d’ailleurs de re-mourir systématiquement. Il ne meurt plus que de manière récurrente – quand le besoin s’en fait sentir. Création par défaut, figure humiliée et répudiée, Butters devient indispensable. Ce qu’il raconte, c’est quelque chose que Parker et Stone n’avaient pas encore osé raconter à travers les figures de Stan, Kyle, Cartman ou Kenny. Ce que raconte Butters, c’est la même chose que Twin Peaks et la même chose que les albums de Nirvana : c’est l’enfance violée. Butters est le seul enfant de South Park ayant visiblement été victime d’abus sexuels (par son oncle ). Et ses parents sont d’une violence insensée, le punissent à répétition, sa mère essaie de le tuer lorsqu’elle apprend l’homosexualité de son père, etc. Bref : Butters est une victime expiatoire. Butters est l’innocence sacrifié. Butters est un enfant magique. Dans Imaginationland , il est la « clé » parce que c’est le seul enfant définitif de South Park. Celui qui ne peut jamais faire le mal. Celui en qui continue à faire exister toute l’innocence nécessaire pour que l’imagination soit. Si South Park semble être un récit écrit par Cartman, plein de bruit et de fureur, il semble aussi être écrit à l’attention de Butters – c’est comme une longue lettre racontant à Butters l’horreur de la vie qu’il aura à affronter, et l’innocence qu’il devra malgré tout, contre vents et marées, précieusement conserver.

La romance de South Park avec les super héros ne s’arrête pas là. Il fallait la présence étouffante de la nouvelle génération des super héros à notre époque pour réveiller le super héroïsme south parkesque de sa torpeur. Il fallait le Dark Knight, les Avengers et les X-Men pour inventer une nouvelle couche d’imagination dans le monde de South Park. Et, saison 13, Professor Chaos est rejoint par le super héros dark de South Park, l’alter ego de Cartman : The Coon.

L’art de South Park, c’est celui de donner forme à des réactions de spectateurs énervés. C’est d’ailleurs ce que Parker et Stone n’ont jamais cessé d’être : des spectateurs en colère ; énervés qu’on les ait pris pour des cons ; énervés qu’on les prenne encore pour des cons. C’est de ça que parlent plusieurs de leurs épisodes-polémiques, en particulier ceux sur George Lucas et Steven Spielberg et leur manie de gâcher sans cesse tout ce qu’ils ont pu faire de bien il y a trente ans. L’épisode The China probrem , où l’on voit Harrison Ford violé par Lucas et Spielberg est la mise en forme par Parker d’une réaction de Stone face à Indiana Jones et le crâne de cristal : « J’ai l’impression d’avoir assisté au viol de ma jeunesse ». C’est aussi de ça que parlent leurs épisodes sur les hommes politiques, qui ne sont jamais vus autrement que comme des showmen peu crédibles et peu sympathiques. Douche and Turd  ; About Last Night  ; Obama wins  : les épisodes dirigés expressément contre le vote et contre le harcèlement des non-votants sont une constante de l’art de Parker et Stone. A d’autres, la démocratie.

A travers The Coon, Parker et Stone mettent en scène plusieurs réactions de spectateurs énervés vis-à-vis des super héros. Ils sont grotesques ; ce sont des bébés qui portent une tunique ; ils exagèrent la réalité du mal qu’ils combattent, mais aussi : ils cherchent à faire les intéressants. Cartman se déguise en The Coon, non pour être masqué, mais pour être démasqué. Sa passion n’est pas la justice, c’est la gloire, et la gloire ne peut passer que par une feinte d’anonymat, que par le port d’un masque qu’on demande aux autres de nous ôter. Parker et Stone ne croient pas au caractère vertueux des « justiciers anonymes ». Ils lisent, dans la psychologie tortueuse de l’anonyme, la stratégie de celui qui veut être encore plus connu que ceux qui se montrent. The Coon ne fait que ça : sa propre promotion. La promotion d’une identité basée sur sa seule existence : « This city isn’t what it used to be. It all happened so fast. Everything went to crap. Then a black man was elected President. He was supposed to change things. He didn’t. As more and more people turned to crime and violence the town becomes gripped in fear. Dark times. To clean out the trashcan of society I’ve chosen to become more than a man. I’m the hero this town needs. I am The Coon. » Comme les « stars postmodernes », la seule chose qu’il a à proposer, c’est le fait de se proposer lui-même.

Face à lui se tient le chef d’œuvre plastique du justicier inconnu : Mysterion. Le personnage de Mysterion pousse le concept du « justicier masqué » à l’extrême et, dès son entrée en scène, son identité devient l’unique sujet de l’épisode comme des questions que se posent à son sujet les habitants de la ville. Qui est Mysterion ? Le super héros ne devient plus que le support de la question de l’identité. En gros, le point de vue dégagé par South Park sur le super héros est égo-centré : pourquoi un homme a-t-il choisi un masque ou un pseudonyme si ce n’est pour en faire l’unique sujet de sa Geste. Ce que, en un sens, vérifient les nombreux films qui racontent la « genèse » des super héros… On ne sait plus ce qui est supposer compter : ce que fait un super héros, ou le simple fait qu’il soit – cette éternelle promesse qui ne peut pas être tenue.

 

Avec un sens aigu des possibilités permises par la pauvreté de leur forme, Parker et Stone achèvent l’épisode en démasquant Mysterion. Mais la forme du visage étant la même pour lui que pour Stan, Kyle, Kenny, Tweek, Craig, Clyde, Butters (en gros la « tête à Toto »), le spectateur est exclu de l’évidence ressentie par tous les personnages. La fin de l’épisode semble dire : vous vouliez un justicier démasqué, il le sera. Mais dans South Park, à l’exception de Cartman (gros), Timmy (triso), Token (noir), les enfants n’existent pas sans leurs « masques » que sont leurs chapeaux ou coupes de cheveux (bonnet à pompon pour Stan ; chapka pour Kyle ; anorak pour Kenny ; coiffure blonde pour Butters, etc.). Du coup, Mysterion n’est pas plus un masque que Stan, Kyle ou Butters ne sont des masques. Dans South Park, tout est masque.

La trilogie composée des épisodes Coon 2 : Hindsight, Mysterion Rises et Coon vs. Coon & Friends  est un renchérissement sur Professor Chaos et The Coon et peut-être le sommet de l’art de Trey Parker et Matt Stone : à la fois potachique et métaphysique, épique et super-stupide. Dans cette trilogie, tous les personnages ont leur alter ego : Stan est Toolshed, Kyle est The Human Kite, Token Tupperware, Timmy Iron Maiden et Mysterion se révèle être Kenny… Résumer la trilogie est fort difficile et nous entrainerait, comme dans la nouvelle de Borges, dans l’élaboration d’une cartographie plus vaste que le territoire visé. Le plus important, c’est que l’enfant « élu » du dernier volet, tant attendu et chanté, n’ait aucune importance dans South Park. A la fin de la trilogie des super héros, tous nos personnages aimés – Stan, Kyle, Cartman, Kenny, Butters, Timmy – sont exclus de l’élection propre à la super humanité. L’élection existe, mais seulement pour les autres. L’élu, celui qui peut empêcher le Mal de détruire la Terre, c’est Mint-Berry Crunch, alter ego de Bradley Biggle, qu’on ne voit que comme un figurant sans grande importance dans les 13 saisons précédentes, et qui soudain apparaît comme « La » figure-clé avant de disparaître pour longtemps – et peut-être toujours.

C’est une autre constante de l’humour de South Park : nous faire rire sur ce qui nous fait le plus souffrir, à savoir le douloureux apprentissage que le storytelling des fictions américaines ne marche pas dans la vraie vie. C’est peut-être un trait de leur esprit qui appartient à la génération des 90sards, quelque chose qu’on peut retrouver chez Kurt Cobain – la grande aventure du rock’n’roll existe, mais pas pour nous – ou dans Fight Club : la réussite sociale existe, le « droit à la recherche du bonheur » existe, mais pas pour nous. Pour nous, il n’a jamais été question de ça. C’est le cas notamment dans le très cruel épisode Stanley’s Cup , tout à fait digne d’un film de Michael Haneke. Dans Stanley’s Cup, Stan coache les Pee-wee, une équipe de petits joueurs de hockey très mignons qui affrontent de nombreux problèmes et vivent des drames terribles (le cancer du petit Nelson) et ne cessent de les surmonter avec bravoure et innocence, jusqu’à la fin de l’épisode où ils se font défoncer horriblement par les Red Wings, les adultes costauds d’en face, contre toute « justice immanente » (ce terme est le plus invariablement absurde de tout le langage humain : il n’y a pas, il n’y a jamais eu de justice immanente – ou alors ça se saurait) et la fin de l’épisode se met à appartenir également à cette horrible équipe. Alors que l’épisode touche à sa fin, on voit les Red Wings célébrer leur victoire avec obscénité sur We are the champions de Queen, alors que nos héros, sont, comme nous, dévastés.

Faire cesser ce que nous croyons êtres des illusions vitales, pour nous montrer qu’elles n’étaient pas si vitales que ça, mais sans les remplacer par la désillusion ou l’amertume : voilà la puissance transformatrice des épisodes de South Park – voilà pourquoi ils nous font tant de bien. La fin de Coon vs. Coon & Friends répond à ces mêmes enjeux fondamentaux : nous montrer l’élu, et nous montrer qu’il n’est pas nous, qu’il ne sera jamais nous. Nous, c’est Cartman et Butters : la folie rageuse et l’innocence blessée. Mais ce n’est pas grave. Avec ça, nous pouvons faire quelque chose de fou et de grand de nos vies : nous avons à la fois la puissance du conteur (Cartman) et celle de celui qui reçoit les contes (Butters). Le super héroïsme, c’est les autres. Nous, nous avons été exclus de ce storytelling à la fois brillant et ténébreux, et nous devons trouver ailleurs notre sens, notre voie, notre éthique de vie, notre justification. Nous participons d’une autre lumière. Nous relevons d’une autre grâce.