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Vers l'étrange
Paru en 2016

Contexte de parution : Vallée des Merveilles 2 (frac)

Présentation :

Texte écrit pour l'expositon Vallée des Merveilles 2 de Philippe Durand.

Le texte a été publié à l'occasion de l'édition du catalogue de l'exposition.


Sujet principal : Philippe Durand
Cité(s) également : plusAlberto Giacometti, Antonin Artaud, Arthur Rimbaud, Djalâl ad-Dîn Rûmî, Farid al-Din Attar, François Cavanna, Georges Wolinski, Gébé, menu_mondes.pngHara-Kirimenu_mondes.png, Henri Michaux, Jean-Marc Reiser, Jésus-Christ, Kasimir Malevitch, Mohammed Atta, menu_mondes.pngProfesseur Choronmenu_mondes.png




Nous voilà encore au sol. Nous voilà de nouveau à zéro, revenus au point de départ. Essoufflés, épuisés, malades, nous devons néanmoins remonter toute la pente, les collines et les montagnes, pour bien nous enfoncer dans le crâne que ce que nous croyions savoir, nous ne le savions pas. Ce n’est pas tellement une question de savoir, mais d’être. Ce que nous savions, nous ne l’étions pas encore. Nous devons le devenir. Comme dans la Saison en Enfer : « Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan ! » (Rimbaud) Il va falloir sacrément grimper !

La Vallée des Merveilles est l’Agartha des artistes. Elle est le continent disparu et retrouvé, une manifestation très ancienne, très archaïque, de l’Atlantide. C’est un centre initiatique, une île suspendue dans l’air avec sa montagne qui la relie au monde des dieux : le Mont Bégo, culminant à 2872 mètres, comparable à la Montagne de Qâf des Perses, qui existe à mi-chemin entre ici-bas et le monde de l’âme, et vis-à-vis duquel la Vallée des Merveilles officie comme un vaste Temple en plein air, réceptacle d’informations divines et espace de transe médiumnique. Dans Le Langage des Oiseaux, Farid-Al-Din Attar décrit les Oiseaux plongés dans un monde en guerre, désespérés et horrifiés, se demandant si le législateur primordial, l’Oiseau Simorg, représentant de la divinité sur la Terre, dirige toujours cette dernière. Une huppe passe et laisse tomber une plume du Simorg au milieu des ruines. Convaincus de son existence, les Oiseaux partent à sa recherche. Ils traversent les mers ; beaucoup meurent sur la route ; puis ils atteignent une île qui n’apparaît pas sur les cartes. Là, ils doivent encore traverser sept vallées (la vallée de la recherche, la vallée de l’amour, la vallée de la connaissance, la vallée du détachement, la vallée de l’unicité, la vallée de la stupéfaction, la vallée de l’anéantissement) et ils atteignent la Montagne de Qâf. Il va falloir encore grimper ! A la fin, ils ne sont plus que trente. Le chambellan ouvre les centaines de voiles qui les séparent de l’Oiseau Simorg et ils se rendent compte qu’ils étaient l’Oiseau Simorg et que l’Oiseau Simorg était eux. Il faut grimper longtemps pour atteindre la Vallée des Merveilles, à plus de 2000 mètres d’altitude. Aujourd’hui pour y aller, il faut un guide (un chambellan ?) qui nous conduise en 4x4 pendant 1h30, 4 heures de marche pour accéder à l’entrée de la Vallée, une nuit de bivouac, et encore 3 heures de marche pour atteindre le site des gravures… Une fois arrivés en haut, comparables aux Oiseaux d’Attar, près de 40.000 gravures rupestres nous contemplent. Nous étions la Vallée des Merveilles et la Vallée des Merveilles était nous.

La Vallée des Merveilles existe comme réalité et comme symbole. A chaque fois qu’on commence une nouvelle œuvre d’art (peinture, dessin, film, texte, musique, bande dessinée, qu’importe), on grimpe des collines et des montagnes. A chaque fois, on doit refaire ce chemin invraisemblable qui nécessite la découverte d’une plume (l’intuition initiale), un guide ou un chambellan (les inspirations), des heures de marche, des nuits de rêves, jusqu’à une vallée où on puisse recevoir « l’information directe ». L’état créatif est suspendu à cette « vallée de l’âme » que l’on doit atteindre pour enfin pouvoir communier avec les forces de la création. Et ces forces de création sont toujours la justification ultime de notre présence sur la Terre. Il n’y en a pas d’autre.

Les « artistes » n’ont pas toujours existé, et, avec eux, cette puissance toujours moins grande qui les habite, cette timidité terrible, cette manière de sans cesse rentrer les griffes et de ne pas se jeter du haut de la falaise dans le précipice alors que tout leur montre qu’ils sauront très bien voler. Ceux qui venaient dans la Vallée des Merveilles n’avaient certainement pas peur de voler. Etaient-ce les prêtres qui dessinaient ? Etaient-ce les guerriers ? Peu importe : nous étions tous prêtres et guerriers. Nous étions tous paysans : « avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ».

Poignards, haches, hallebardes : les hommes dessinaient des armes. Etaient-ce les armes qu’ils voulaient se fabriquer ? Celles dont ils célébraient la possession ? Ou qu’ils avaient perdu lors d’un combat et dont ils se remémoraient avec tristesse ? Ne serait-ce pas plutôt les armes qu’ils comptaient devenir, les armes qu’ils étaient potentiellement et dont ils voulaient aiguiser le tranchant ? Tous les premiers traits étaient eux-mêmes des armes : des traits d’appropriation et de désappropriation, des traits de métamorphose et d’exorcisme. « L’homme est venu en ce monde pour effectuer une mission, rappelle Rûmî : cette mission est son véritable but, s’il ne l’accomplit pas, en réalité il n’a rien fait. (...) Si tu dis « Je n’accomplis pas cette tâche, cependant j’exécute bien d’autres choses », c’est comme si tu transformais un sabre indien d’acier précieux, apporté du trésor du roi, en un couteau de boucher pour viande putréfiée, en disant : « Je ne laisse pas inutile ce sabre, et je m’en sers pour des actions utiles. » » Quant ils dessinaient, les premiers hommes étaient des sabres indiens d’acier précieux.

Ils dessinaient des animaux. Et quels animaux ! Quand on voit ces bêtes à cornes, on voit immédiatement que ce sont des animaux, mais surtout : on sent la présence de l’animal dans chaque trait. Est-ce l’animal qu’ils allaient chasser, sur lequel ils voulaient acquérir du pouvoir ? Est-ce l’animal dont ils se souvenaient, à qui ils demandaient pardon ? Non, comme les armes, ce sont les animaux à travers lesquels ils se transformaient.

Le dessin les mettait en contact avec la puissance chamanique de l’animal. Ils se sentaient devenir animal en dessinant. Dessiner, écrire, faire de la musique : si on arrête de penser confusément qu’on fait seulement de l’art, on sait avec certitude qu’on fait de la magie. C’est une transe. C’est une illumination. Pensez à Reiser : quand il dessine un type qui se fait casser la gueule, son visage prend quasiment la forme du coup qu’il vient de donner sur son image. Quand il dessine une femme qui se fout de sa gueule, il a le sourire d’une femme qui se fout de notre gueule. Ce qu’on dessine nous traverse, nous modèle, entre et sort de notre corps comme un serpent qui frémit et nous fait frissonner. L’homme préhistorique qui dessinait un taureau sentait le taureau grandir en lui. Mais le berger qui dessine le type qui fume au début du XXe siècle ? Et celui qui dessine un Mickey en 1980 ? Lui aussi conjure, exorcise, se réapproprie et désapproprie Mickey. Il sait, sans forcément en être conscient, que Mickey est lui-même un dieu – pas forcément un dieu de rigueur ou de clémence, pas forcément un dieu qui nous apporte de la force, mais un dieu quand même. Toutes les images qui occupent le monde de notre âme sont des dieux.

Le plus fou de tous, et qu’a remarquablement bien saisi Philippe Durand, c’est le graffiti des Twin Towers avec l’inscription « New York 2001 ». Plus que tout autre, il ressemble à une gravure rupestre. Est-ce que ce sont des membres d’Al Quaïda qui sont venus le dessiner avant de prendre leurs avions ? Comme l’homme préhistorique dessinait la bête avant d’aller la chasser, Mohammed Atta serait venu dans la Vallée des Merveilles dessiner les Twin Towers avant de prendre son canif et de monter dans l’avion ? Ou est-ce une prophétie des premiers hommes ? « Un jour des oiseaux de feu traverseront le ciel et abattront les deux tours de Babylone la Grande. » On peut aussi imaginer un visionnaire en transe, dans la Vallée des Merveilles pendant l’attentat, dessinant sous la dictée de la conscience folle du monde, pris de spasmes et de convulsions. O Scénario de film fantastique !

Et les dessins de la Vallée des Merveilles qui représentent des hommes, qui les a fait et pourquoi ? Qui sait ? Peut-être qu’ils ont été dessinés par des taureaux ou des vaches, eux ! Peut-être qu’à cette époque les animaux dessinaient encore, mais qu’ils ont laissé ça derrière eux… « Une des rares choses que les hommes savent faire bien » se sont-ils dit. Ils ont soupiré et ils ont laissé tomber… Ca reviendra bientôt. Les animaux recommenceront à dessiner, puisque les hommes recommencent à dessiner comme les premiers hommes : des traits simples, fins, essentiels, pleins de force et de démence. Toute l’histoire de l’art depuis un siècle est celui du retour au trait primordial : celui qui fait se fendre la roche, celui qui résonne dans la vallée et réveille le volcan…

Quel mystère dans les quelques figures « humaines » remarquables qui apparaissent au sein des 40000 gravures rupestres… Le Sorcier, le Christ, le Chef de Tribu, la Danseuse : tels sont les surnoms dont les a affublés. Aujourd’hui, comme dans les photographies de Philippe Durand, il faudrait ajouter : le Fumeur, le Mickey, etc. A cette altitude, on devrait considérer que les temps se mêlent et que les hommes qui sont monté jusqu’à la Vallée des Merveilles ont rejoint le Temps Sacré des Anciens. Le Mickey ne relève pas moins d’une écriture primordiale que le Sorcier.

Il n’y a pas beaucoup à attendre des hommes mais il y a encore beaucoup à attendre de l’art. C’est intéressant de voir que les premiers et les derniers dessins de l’Histoire de l’Humanité se ressemblent : les graffitis, les crobards, les dessins faits pendant qu’on est au téléphone ou en réunion de travail, retrouvent l’énergie propre aux tous premiers traits que l’on connaisse. Ce sont des dessins de force, des dessins d’une main folle, occupée par des énergies qui ne répondent pas aux impératifs du cerveau gauche. Ce sont les prolégomènes au retour des dieux. Au XXe siècle, on voit déjà cette force archaïque à l’œuvre dans les œuvres de Giacometti, de Malevitch, dans les dessins de Michaux ou dans les sorts et les bâtons dessinés par Artaud après et avant avoir écrit. On la voit dans les dessins de Reiser, de Gébé et de Wolinski. C’est Cavanna qui avait accouché ainsi ses guerriers dans les débuts de Hara-Kiri : la Vallée des Merveilles du dessin humoristique, au centre de laquelle s’élevait le Mont Bête et Méchant découvert par leur Chef de Tribu, le professeur Choron ! Le Géant qui écrivit Et le singe devint con devait sentir revenir les temps préhistoriques dans lesquels nous entrons et pour lesquels nous n’aurons jamais assez d’énergie, de puissance. Une œuvre d’art qui ne nous tue pas nous rend plus fort. Le con doit redevenir singe.

Philippe Durand a raison de photographier les gravures rupestres et celles des visiteurs avec égalité, équivalence. Il sent que dans les traits que les hommes déposent dans leur environnement urbain comme dans des sites archéologiques, il faut voir les traces de leur transformation ultime en guerriers divins. Dans les dessins que les hommes ajoutent, mais aussi dans les morceaux d’affiches qu’ils retirent, ou même les lettres collées sur une boutique – comme celle sur laquelle il est désormais inscrit : Téléphonez vers l’étrange. La dernière guerre du monde apparaît déjà dans ces traits. Nous entrons dans l’époque « étrange ». Nous allons vers la « guerre étrange ». Elle a été inscrite, il faut maintenant savoir la lire ; nous la vivrons de toutes façons.