Texte sur Love Streams de John Cassavetes publié dans le numéro 720 des cahiers du cinéma de Mars 2016.
La maison de ma mort
D’un côté, Robert Harmon (John Cassavetes), écrivain couvert de femmes : on ne sait plus lesquelles sont ses maîtresses, lesquelles sont ses employées, et lesquelles sont ses amies. Parallèlement, il courtise une chanteuse, Susan (Diahnne Abbott), dans des soirées alcoolisées où il raconte les mêmes histoires idiotes, tombe, se blesse, etc. De l’autre, Sarah Lawson (Gena Rowlands) : une mère de famille en plein divorce, mais qui refuse de lâcher prise, et n’accepte pas que son mari et sa fille ne peuvent plus la voir en peinture, elle et son obsession d’un « amour torrentiel ». Tous les deux sont de l’autre côté de la vie : Sarah accompagne les mourants dans les hôpitaux ; Robert s’inspire de gens de la nuit pour ses romans. Alors qu’il botte en touche dans sa relation avec Susan pour rester auprès de son harem – qui apparaît de plus en plus comme un « harem mental », un « chœur », un peu comme le groupe de prostituées qui entourent Laura Dern dans Inland Empire de David Lynch – Harmon est soudain flanqué d’un fils qu’il a à peine connu et dont il doit s’occuper. Lawson est rejetée par sa famille à laquelle elle tient tant et envoyée en Europe pour chercher l’infortune. Rien ne fonctionne : Harmon n’arrive pas à s’occuper de son fils, et Sarah, qui n’arrive pas à ne pas s’occuper de sa fille, se retrouvent : Sarah vient vivre chez Robert, qui continue à boire, fumer, raconter les mêmes histoires idiotes, et, pour renchérir dans l’incohérence affective, décide de passer la soirée avec la mère de Susan pendant que Sarah se fait draguer par un mec au bowling. Au détour d’une conversation téléphonique avec le mari de Sarah, que Robert espionnait, et dans laquelle, à bout de nerfs, il intervient, on comprend qu’ils sont frère et sœur. Sarah veut apprendre à son frère à aimer : elle lui offre deux chevaux nains, un chien, un canard, deux poules, une chèvre et un perroquet. La seule réaction de son frère est muette, catastrophée. Sarah s’évanouit. Alors qu’une tempête shakespearienne éclate, et que Robert rapatrie les animaux à l’intérieur de la maison, Sarah fait deux rêves. Dans l’un, elle essaie en vain de faire rire son mari et sa fille. Dans l’autre, une comédie musicale grandiloquente et inquiétante, ils forment une famille à nouveau. Elle se réveille de son rêve sous les lapements du chien Jim et se prépare à rejoindre sa famille alors que la tempête bat son plein. Robert a une hallucination et voit un homme à la place du chien. L’homme-chien regarde fixement Robert qui explose de rire. Une voiture arrive pour venir chercher Sarah : c’est Ken, le type de bowling, elle abandonne l’idée de rentrer chez elle et part avec lui alors que Robert met un morceau sur son juke-box. Sous une pluie aussi torrentielle que l’amour dont se réclame Sarah, nous le voyons faire des gestes étranges de l’autre côté de la vitre, puis s’éloigner.
L’art est une négociation avec la mort. Molière est mort sur scène. Paul Cézanne voulait mourir en peignant. Alfred Jarry a écrit La Dragonne en faisant des allers-retours entre la vie et la mort. John Cassavetes, lui, a filmé Love Streams depuis sa mort, dans la « maison de sa mort » qu’est devenu le film, alors qu’il était déjà de l’autre côté. C’est ça que nous raconte toute la fin du film : c’est un geste pour libérer Gena Rowlands ; pour qu’elle le laisse partir avec l’homme-chien, Cerbère, qui le guidera dans l’au-delà. Et c’est aussi un geste vers le spectateur, pour lui indiquer une dernière fois le sens de toute sa vie et de toute son œuvre. Comme La Tempête de Shakespeare, c’est une récapitulation, une passation et un adieu.
Un film n’appartient à personne
Love Streams avait commencé par être une adaptation d’une pièce de Ted Allen, et Cassavetes ne devait pas même apparaître. C’est Jon Voight qui devait jouer Robert Harmon. Alors qu’il se désiste au dernier moment, John reprend le rôle au pied levé. Mais surtout, comme Myrtle Gordon dans Opening Night se réapproprie la pièce The Second Woman, il réécrit au jour le jour et transforme progressivement le sens du récit. Pour commencer, il repousse l’instant où l’on informe le spectateur des relations qui unissent le personnage joué par Gena Rowlands et le sien. Si ils mettent 55 minutes à se retrouver (une scène d’une émotion à couper le souffle, sous une lumière éclatante), c’est au bout d’1h35 exactement que le mot « sœur » est prononcé (au détour de cette fameuse conversation téléphonique tendue avec le mari). Plus étrange, cette appartenance est annulée quelques minutes plus tard, quand Sarah va chercher les animaux et que la femme lui demande qui est Robert : « mon ami le plus proche et le plus cher » répond Sarah. Voilà : même si Sarah et Robert sont officiellement frère et sœur, cela semble une pure formalité. Ce n’est pas ce qui détermine leur relation. Ils ont une « relation », et dans cet « état de manifestation » que présente le film, cette relation est, conventionnellement, celle d’un frère et d’une sœur. On pourrait presque dire : Sarah et Robert sont frère et sœur dans le scénario, mais dans le film, ils sont Gena et John. Et c’est leur amour qui est torrentiel. C’est eux, Love Streams.
Ensuite, Cassavetes réécrit toute la fin, comme un rêve ou un requiem. Le récit se disloque. Il abandonne des scènes qui devaient développer le récit de Susan et de Robert. Par un étrange tour de passe-passe bienveillant, il confie même la réalisation d’une scène entre Diahnne Abbott et lui à son ami Peter Bogdanovitch (qui apparaissait brièvement à la fin de Opening Night), alors traumatisé par l’assassinat de sa femme, et qui pensait abandonner le cinéma – ce qui est encore pour John une manière de partir en beauté, et de faire de son film une opération de passation et un cadeau. Mais c’est aussi une façon de recentrer sur les scènes entre Gena et lui qui viendront raconter bien autre chose que ce qu’ils ont pu jouer ensemble dans Minnie & Moscowitz ou dans Opening Night.
Les scènes très courtes du début (quelques minutes à chaque fois, avec un montage parallèle entre les vies de Robert et de Sarah), deviennent de plus en plus longues. Dans une maison plus obsédante et labyrinthique que jamais, avec ses murs remplis d’images encadrées, on retrouve le style de Faces ou de A Woman under influence, mais aussi la dimension onirique, fantastique, de Opening Night. Et l’homme-chien devient l’homme de la mort de Robert comme le fantôme de la jeune fille était la femme de la mort de Myrtle Gordon. L’enjeu récapitulatif du film est encore la victoire de la vie sur la mort, ou plutôt la victoire conjointe de la vie et de la mort sur la morbidité. L’ennemi de la vie n’est pas la mort ; l’une et l’autre sont les deux visages d’un même être, et cet être est l’amour. L’ennemi de la vie, c’est la vie stéréotypée, résiduelle, morbide – et celle-ci est, chez John Cassavetes, associé au « scénario » ou au « texte » de la pièce (celle, imaginaire, de Sarah Goode dans Opening Night ; celle, réelle, de Ted Allan dans Love Streams), voire aux « conspirations » du cinéma classique pour nous faire croire à une vie planifiée – comme dans le monologue de Minnie dans Minnie & Moscowitz : « Tu sais je crois que les films sont une conspiration. Je le pense. Ils sont une conspiration parce qu’ils te piègent. Ils te piègent depuis que tu es un enfant. Ils te préparent à croire à tout. Ils te préparent à croire à des idéaux, à la force, aux good guys, à la romance, et bien sûr à l’amour. Et même si tu es très intelligent, tu les crois. » Le personnage de Sarah Lawson a été piégée : elle a cru à un idéal planifié dans sa vie de famille et elle tombe de haut. Mais elle ne doit pas croire en un idéal inverse, ou se laisser aller à la dérive – comme Robert. Elle doit croire si fort à son idéal qu’il produise une tempête et qu’elle puisse vivre son amour torrentiel au-delà des formes déjà prises par sa famille ou la relation avec son frère : un amour dont on ne connaîtra ni les tenants ni les aboutissants, un amour pour un personnage qu’on ne remarque presque pas, Ken, à qui elle aura juste dit « Tu es le mec le plus mignon que j’ai pu rencontrer. » Elle doit se laisser porter par le courant de l’amour, et le courant de la vie, et ne pas s’attacher à ce qui est déjà mort (sa famille) ou en train de mourir (son frère). De même, le film doit se détacher du scénario comme de la volonté du réalisateur. Il doit se nourrir de toutes les volontés présentes pour acquérir sa consistance propre et décider lui-même de sa direction. Un film ne doit plus appartenir à personne, et à son réalisateur moins encore qu’à quiconque. On avait déjà compris le parti pris anti-hiérarchique de Cassavates dans Opening Night où la pièce n’appartenait ni à Manny, le metteur en scène, ni à l’auteur, Sarah Goode mais bien à ce qu’en faisaient Myrtle Gordon et son partenaire Maurice – ou plutôt ce que la pièce faisait à travers eux. Dans le making of de Love Streams présent en bonus sur le DVD, I’m almost not crazy de Michael Ventura, Cassavetes le dit : « Le film te résiste et te dis : tu penses que tu vas faire quelque chose, mais je vais faire quelque chose d’autre. » Le rôle d’un artiste est toujours de tout faire pour que son œuvre finisse par lui échapper.
Qlippoth
Comme Frank Zappa, qui tentait sans cesse de transformer la morbidité de toute musique écrite en vie, en préparant minutieusement son interprétation de sorte à ce que les erreurs, les fautes, n’en apparaissent que plus saillantes et plus vives (ainsi la musique résiste au compositeur et lui dit : tu penses que tu vas faire quelque chose, et je vais faire quelque chose d’autre), John Cassavetes tourne frénétiquement et accumule les prises comme autant de « fausses pistes » pour traquer la vraie, la bonne, la « prise de vie » : c’est-à-dire la prise qui prend la vie et mais la donne en retour. Si l’art à avoir avec l’alchimie, c’est parce qu’il s’agit toujours de faire passer le vivant au creuset de l’œuvre : ce qui est vivant (les acteurs, les personnages) est broyé dans une machine de mort (œuvre au noir, écriture), distillé (œuvre au blanc, représentation) et recraché ensuite en espérant redevenir vie (œuvre au rouge, réception). Et dans un film de Cassavetes, on a tout ça : la vie qui passe par sa représentation, au risque d’en faire mourir tout ce qu’il y a de beau, mais qui lutte contre ses stéréotypes et réussit à en ressortir plus vivante encore. De Shadows à Love Streams, chaque film est un combat de plus en plus serré entre la vie et les fantômes qui viennent la hanter, la remplir de tous les déchets que sont les restes de vie passée.
Et ce combat est représenté par les « espaces intermédiaires » qui peuplent les films de John : l’escalier de Faces entre le salon et la chambre, le métro de Husbands, le lit au milieu du salon de Woman Under the influence et enfin les innombrables couloirs de Opening Night. Dans Love Streams, l’espace intermédiaire entre la vie et la mort, c’est la maison de Robert Hamon, soit celle de John Cassavetes, qu’on aura déjà vue dans Faces et dans A Woman Under influence et qui est ici transformée en taudis rempli de photos, de tableaux, de verres à moitié vides, de cendriers pleins et de cadavres de bouteilles de champagne. Il y a toujours eu beaucoup de cadavres de bouteille et de cendriers pleins dans les films de Cassavates, mais jamais autant que dans Love Streams ! Tous ces déchets qui remplissent ses films sont comme les qlippoth de la Kabbale, ou les « feuilles mortes » de la chanson : à la fois écorces, coquilles d’œuf, et traces morbides des fantômes accumulés dans chaque lieu. Gershom Scholem explique qu’on peut aussi représenter les qlippoth de la Kabbale comme des « eaux croupies », alors pourquoi pas des bouteilles vides et des cendriers pleins ? Les qlippoth sont les effets résiduels d’un déséquilibre des puissances émanées de l’arbre de vie, un déséquilibre entre la clémence et la rigueur. Et ces qlippoth finissent toujours par encombrer les lieux où une trop grande puissance s’est dégagée et n’a pas trouvé une forme adéquate. Le rôle de l’artiste, comparable à celui d’un chamane, est de les chasser pour laisser de nouveau place à la vie.
Dans Opening Night, Myrtle Gordon devait chasser le fantôme de la jeune fille simultanément à celui produit par le texte de la pièce, The Second Woman, pour créer un espace de vie où elle et son partenaire pouvaient respirer et faire respirer les spectateurs avec eux. Dans Love Streams, Robert doit vider la maison de toutes ses femmes-fantômes pour accueillir son fils d’abord, Sarah ensuite et enfin la laisser partir à son tour pour rester seul avec l’homme-chien, parce que le film de leur vie est fini. Les deux premiers tiers du film semblent la tentative difficile de vider la « maison » du cinéma de John Cassavetes de tous ses déchets, une tentative de la purifier avant de mourir.
Les animaux sont doubles comme les films
Mais c’est sans compter sans Sarah qui, pour apprendre l’amour à Robert, c’est-à-dire pour l’empêcher de mourir, remplit à son tour la maison d’animaux. C’est un stratagème pour le rappeler à la vie, mais un stratagème inutile, parce que les animaux sont également psychopompes. Ils ne font pas revenir la vie, ils acceptent également la vie et la mort. Et c’est exactement le rôle double de Jim, le chien de Love Streams : porteur de vie pour Sarah, il la réveille de son rêve morbide et la ramène à la réalité, mais ensuite il devient guide à l’entrée du monde des morts pour Robert qui accueille sa nouvelle fonction et sa métamorphose humaine par un extraordinaire fou-rire. C’est peut-être le sens de ce rire : Tu croyais me retenir à la vie en m’offrant un chien, mais c’est justement ce chien qui va me permettre de partir. Les animaux sont dans l’amour et savent que la vie et la mort ne s’opposent pas. La seule chose qui dérange les animaux, ce sont les fantômes, les traces de ce qui est mort dans la vie. La seule chose qui dérange les animaux, ce sont les qlippoth : les stéréotypes, les déchets. Un chat est calme quand il voit quelqu’un mourir. Quand vous le voyez s’énerver sans raison dans votre appartement, c’est probablement parce qu’il a repéré des qlippoth !
Cassavetes va mourir mais ce n’est pas triste. C’est la règle. La contrepartie du cinéma de Cassavetes, c’est la mort qui habite de plus en plus le corps du nettoyeur de qlippoth. De John Cassavetes à Buffy Summers, tous les guerriers gnostiques ont ça en commun : « La mort est leur cadeau » (Chloé Delaume). Pour combattre les stéréotypes et la morbidité, ils doivent pouvoir donner leur mort à chaque instant. Ce sont des anti-vampires. Alors que le vampire se nourrit de la vie d’autrui pour perpétuer son règne morbide, Cassavetes nourrit ses spectateurs de la sienne et accepte donc de mourir pour que les autres vivent. Et le dernier plan où il reste seul avec l’homm-chien, avec son juke box, ses gestes étranges qui ressemblent à des saluts, et où la caméra le regarde de l’extérieur, c’est le lieu qu’il a choisi pour partir : sa manière de se retirer discrètement pour mourir. Son corps fait désormais partie des qlippoth. Comme on dit de quelqu’un qu’il fait partie des meubles.
La victoire de l’amour
Il y a deux films : le film de Robert, et c’est le film d’un homme qui accepte de mourir, le film d’un homme qui accepte de suivre et de devenir « l’homme de sa mort ». Et c’est le film de Sarah, le film d’une femme qui accepte de revivre, selon la phrase comique si juste : « Je ne peux pas être la femme de ta vie, je dois déjà être la mienne ». C’est un requiem, mais c’est aussi un recommencement. Et le cinéma de Cassavetes tient des deux : il est Robert Harmon – l’homme de ma mort : une opération de purification de tout ce qu’il y a de morbide dans la vie, et qui a pour contrepartie une progressive acceptation de sa propre mort. Et il est Sarah Lawson – la femme de sa vie : un amour qui dépasse toutes les formes, un amour qui passe à travers tous les êtres et ne s’arrête jamais.
Love Streams, les « torrents d’amour », c’est la victoire du sentiment océanique sur tout ce qui veut le restreindre ou l’enfermer. C’est la victoire de Sarah, qui doit renoncer à sa vie de famille, mais pourra continuer à vivre traversée par l’amour, parce qu’elle est devenue elle-même l’amour. C’est la victoire du cinéma de John Cassavetes, qui ne cessera de faire vibrer les spectateurs, et ne cessera de se réfléchir dans leurs vies. Et c’est la victoire conjointe de la vie et de la mort, c’est-à-dire la victoire de l’amour.