Entretien publié le 11 mai 2017 par Carbone, nouvelle revue transmédia dédiée à la pop culture et la création littéraire, dessinée et interactive. Entretien réalisé par Nathan reneaud.
I. Amour, exégèse & critique
Carbone : Ce qui est marquant dans votre travail, ce sont vos affinités avec certaines figures : les Beatles, Frank Zappa, Led Zeppelin, Nerval, Alfred Jarry, Andy Kaufman, David Lynch…Tous pourraient ou auraient pu être vos amis. Ils vous accompagnent, ou vous les accompagnez depuis longtemps. Aimer autant sur autant de temps, est-ce nécessaire pour écrire sur quelqu’un, sur quelque chose ?
Pacôme Thiellement : Le principe qui prélude à l’exégèse biblique, védique ou coranique, c’est l’idée que ce qui nous parle à travers le texte, c’est Dieu, c’est la divinité. Et il parle différemment à chaque personne. « Lis le Coran comme s’il ne s’adressait qu’à ton propre cas » dit Sohrawardi. Même si la divinité ne prononce qu’une seule parole, cette parole possède une multiplicité de significations ; et chacune est utile à connaître ou à éprouver pour reconstituer la relation entre la divinité et l’humanité, et pour permettre à l’humanité d’accéder à la divinité (vous pouvez appeler cette dernière comme vous voulez – en général, je dis « la divinité » pour ne pas la confondre avec un Dieu seigneurial et « personnel »). Depuis Sohrawardi dans le monde musulman ou Dante dans le monde chrétien – il y en a peut-être eu d’autres avant, ce sont les exemples les plus anciens que je connaisse – on admet l’idée de pouvoir lire dans des œuvres « profanes » la parole divine. Sohrawardi propose de faire l’exégèse des œuvres de l’Imam Platon ; Dante applique la lecture aux quatre niveaux chère à Origène (littéral, historique, moral, anagogique) à des poètes latins comme Ovide ou Virgile. Partant de l’hypothèse que ce qui nous parle à travers les œuvres « inspirées » c’est premièrement « l’inspiration » elle-même et seulement secondairement « l’auteur inspiré », ce que je fais c’est lire dans des œuvres d’artistes modernes ou vivants, non « la parole humaine » qu’ils ont prononcé volontairement, mais la « parole divine » qu’ils ont transmis, et donc la « divinisation » qu’elle implique et qui passe par la transformation de notre regard, de notre écoute, enfin de notre être, de notre manière de vivre. Pour cela, je trouve largement préférable de me focaliser sur des œuvres que j’aime d’amour. Pour pouvoir produire l’exégèse d’une œuvre d’art, il faut connaître celle-ci par cœur. Il faut la connaître dans tous ses détails, avoir déjà assimilé tout ce qui est de l’ordre de ses conditions historiques d’écriture ou de production, connaître même la biographie de l’auteur, pour pouvoir en soustraire ensuite ce qui ne sera « que » personnel… Si on veut faire l’exégèse d’une œuvre, il faut partir de l’idée qu’on va y rester longtemps. Autant commencer par l’aimer, non ? Je suis fan des Beatles et de Hara-Kiri depuis que j’ai 11 ans, Frank Zappa 13 ans, Led Zeppelin 15 ans, David Lynch et Stanley Kubrick 16 ans, Gérard de Nerval et Alfred Jarry 17 ans, Andy Kaufman 29 ans (oui, Andy est plus tardif !).
On sent effectivement que l’écriture chez vous passe par la connaissance intime, presque par la pratique quotidienne de ce que l’on aime. Comme un Yoga de ce qui nous anime, nous émeut et nous excite intellectuellement.
P. T : L’exégèse est nourrie par le fait d’avoir plusieurs interprétations d’une même œuvre et de pouvoir articuler ces interprétations de façon harmonieuse ou dissonante, selon le parcours qu’on veut créer pour son lecteur. Si du temps a passé entre le moment où on s’intéresse à un artiste et celui où on écrit sur lui, alors on a pu passer par plusieurs interprétations différentes de ce qu’il a fait. Son œuvre a pu faire écho à des sentiments très différents en nous, selon qu’on s’en est imprégné à 16 ans ou à 36. La personne que j’étais quand j’ai découvert Zappa et celle que je suis maintenant sont si différentes, la musique de Zappa est devenue différente à travers elles. Et elle est déjà pleine de cette différence au moment même où je commence à écrire. Du coup, un pont a été créé entre plusieurs sens, un espace s’est ouvert, un champ où plusieurs significations vont pouvoir jouer et donner une lecture plus vaste ou plus profonde.
C’est également pour ça que, lorsque j’ai écrit Cinema Hermetica, j’ai revu, pendant la rédaction du livre, plusieurs fois les films qui donnent naissance à des chapitres dans des circonstances différentes et avec des personnes différentes. Non seulement les conversations avec ces personnes ont pu les enrichir, mais simplement même le fait de regarder un film avec quelqu’un ou dans un certain espace modifie notre regard. Il lui donne une coloration, une teinte qui imprégnera l’exégèse et modifiera son orientation. Ce n’est pas la même chose de regarder Shining ou Chinatown avec sa copine, ses parents, seul ou avec un ami, chez soi ou dans une salle de cinéma, ou encore sur son ordinateur dans une chambre d’hôtel : du coup on ne voit pas le même film, on voit plusieurs films différents entre lesquels notre regard va pouvoir naviguer.
Poppermost, votre premier livre qui est consacré aux Beatles, tourne autour du mot « tour » : « le tour est ce qui nous fait revenir. Le tour est l’autre nom de la générosité. Le tour est une invitation à l’amitié ». Mais, écrivez-vous, il y a aussi le « tour de cochon », « l’entourloupe » de la paranoïa qui a inventé la mort de Paul McCartney par exemple. Quid du tour ou de l’entre-deux tours électoral ? C’est l’anti-tour musical et amical que vous chérissez chez les Beatles ?
P. T : À l’époque de Poppermost, je n’avais aucune idée de la façon de procéder pour écrire un livre sur un artiste que j’aimais. Je n’avais que 25 ans, ma culture était celle de ma génération, j’aimais Nietzsche, Borges, Artaud, Twin Peaks, Lars Von Trier, les Pixies ou Nine Inch Nails… Et je l’ai écrit sur un coup de tête, un défi : « Et si j’écrivais un livre sur le mythe de la mort de Paul McCartney ? » Son élaboration est née à la fois d’une grande ignorance des méthodes de l’exégèse sacrée comme d’une immense méfiance dans l’écriture des essais « rock » souvent ultra-subjectifs, remplis d’anecdotes ou d’avis personnels, d’affirmations de goût péremptoires qui ne me semblaient pas nécessaires de reconduire dans ce livre, même en les arrangeant à ma propre sauce.
En outre, je me méfie comme de la peste de deux tendances qui, mêlées, font le gros du « travail de la critique » : la comparaison entre les œuvres et le goût pour la hiérarchie ou le jugement. La « critique » se résume souvent à dire : Les Beatles ça ressemble aux Beach Boys mais avec du Ravi Shankar ; Lars Von Trier, c’est comme Haneke mais avec des blagues de potaches. Ensuite c’est dire : Artaud, c’est mieux que Aragon (cinq étoiles contre trois) et Eluard c’est moins bien (une étoile, bien fait !) Pour la première dimension du « travail de la critique », je pense toujours à la chanson de Stupeflip, L.E.C.R.O.U où le groupe dit « Ils veulent des explications, mais ils sauront rien ! Faut qu’y mettent une étiquette genre ça ressemble à machin, machin ou machin. Et toi, machin, tu ressembles à quoi ? » Pour la deuxième dimension, à savoir noter les œuvres, faire des bilans annuels, des tops 10 et tout ce bordel, si cette idée seule ne suffit pas à nous horrifier ou à nous faire mourir de rire, alors pensons à Marie Le Masson Le Golft, qui, à la croisée du XVIIIe et du XIXe siècles, s’était mise à noter la Nature : oiseaux, poissons, quadrupèdes, arbres, fruits, fleurs, de 0 à 20 : le jaguar obtient 10 pour la forme, le hérisson 3, le cachalot 14, le lion 16 et le rat 3 ! Pour moi, Marie Le Masson Le Golft n’est pas essentiellement différente que les magazines culturels qui mettent trois étoiles à un film de Kaurismaki et deux à un Michael Mann. Cyril de Graeve, qui est un des rédacteurs en chef les plus intensément géniaux que j’ai rencontrés, vraiment un poète de la direction de journal – qui s’appelait Chronic’art, il y aurait un roman à écrire sur son histoire – a vécu ça de façon dingue. Dans son magazine, il y avait au moins deux personnes, Wilfried Paris et moi, qui étions opposés intellectuellement, presque spirituellement, au fait de « noter les œuvres » et on en parlait beaucoup avec lui. Et lui, en pur génie pataphysique, consciemment ou inconsciemment, a poussé cette idée à l’extrême, pour en dire la vérité crue, avant que son magazine explose. Vers la fin de l’aventure, il a lancé « La vie sur cinq ». Il voulait qu’on donne des notes de 1 à 5 à tout, des gens qu’on rencontrait aux arbres dans la rue ou aux conversations qu’on avait. En poussant cette idée à l’absurde, il en a démontré la parfaite inanité mieux encore que les préventions que Wilfried et moi étions capables de lui présenter.
Dès Poppermost, il y a ce goût pour le récit, pour la narration, dans un genre qui est celui de l’essai.
P.T : Comme j’avais toutes ces préventions et aucune clé ou aucun modèle qui puisse m’aider, j’ai tenté plusieurs choses quand j’ai commencé à écrire des livres, parmi lesquelles le fait d’organiser un essai « comme un roman », avec des surprises, du suspens, des renversements, des parenthèses, etc. Commencer le chapitre d’un livre sur les Beatles par l’apparition de la Vierge à la Salette, par exemple, ou plus tard, faire un livre sur Hara-Kiri où Hara-Kiri n’apparaisse qu’au bout d’un quart du livre, après une longue introduction sur l’éthique des samouraïs au Japon… Un peu comme, en début de deuxième saison des Leftovers, on reprend le récit à l’aube de l’humanité, avec l’histoire d’une femme qui accouche d’un bébé, meurt empoisonnée par un serpent, et confie son bébé à une autre femme, avant de nous retrouver à l’époque présente dans la ville de Jarden et reprendre le récit avec de nouveaux personnages, qu’on décrit longuement, jusqu’à voir arriver, un à un, les personnages de la première saison qui s’y insèrent presque comme si ils étaient des seconds rôles.
Comment conceptualise-t-on une musique aussi populaire et immédiate que celle des Beatles ?
P. T : Un truc que j’ai tenté, c’est de prendre des mots que les chansons des Beatles répètent souvent et de les « transformer » en concepts, comme on peut le faire avec des poètes comme Rimbaud ou Hölderlin. Je ne savais pas trop ce que je foutais, c’était expérimental comme méthode. Les Beatles chantent souvent les mots « round » et « turn », du coup je me suis dit qu’il s’agissait dans leur musique d’une histoire de tour, l’idée de tourner… Si j’avais été moins ignorant du soufisme, je l’aurais probablement rapproché des danses des derviches, mais alors j’avais comme image principale celle des rondes d’enfants (qu’on voit aussi chez Nerval ou chez Apollinaire). À travers l’idée du tour, beaucoup de choses se sont organisées et se sont mis à « danser » ensemble comme des étoiles… Je pensais aussi à l’éternel retour de Nietzsche. Et dans tout ça, il y avait comme idée principale, cette horreur que j’avais de la hiérarchie culturelle, de cette manière qu’ont les intellectuels ou les pontes de la culture de dire : la musique classique est tout en haut, elle est « le sommet de la culture de la musique », ensuite on admet le jazz, en dessous on place la pop, avec une préférence pour ce qui est ancien, et tout en bas le rap. Au fond, on en revient toujours à des bêtises comme ça : l’art populaire d’aujourd’hui s’institutionnalise et devient l’art reconnu de demain et on l’utilise pour cracher sur l’art populaire de l’époque suivante…
Si on trouve cette attitude profondément bête et même pathologique, alors il faut imaginer d’autres façons de voir et de parler de ce qui est pop. Et je suis tombé sur ces interprétations deleuziennes de Nietzsche comme de quelqu’un qui aurait essayé de penser les choses non en regard d’une idée ou d’un concept pur qui permettrait d’évaluer l’écart qui les séparent de l’absolu, mais de sortir de l’idée de jugement et de proposer une évaluation interne de chaque événement. N’ayant jamais été très doué en philosophie, je ne suis pas allé trop loin dans cette direction, mais elle m’a encouragé à chercher ailleurs, à prendre au sérieux les poètes (Nerval, Baudelaire, Rimbaud, etc.) et à essayer de penser poétiquement la musique pop. Bref, cette inspiration nietzschéo-nervalienne a tenu pendant mes premiers livres, jusqu’à ce que je découvre, par l’intermédiaire d’interviews de Trey Spruance, les livres de René Guénon et Henry Corbin et avec eux toute la littérature sacrée. Depuis, en dehors des poètes, je ne lis presque que ça. C’est plus facile pour moi de naviguer entre une bande dessinée de Jean-Christophe Menu et les Upanishads ou de lire un livre de Ibn Arabi entre deux épisodes de Supernatural que de passer par un livre de philosophie kantienne ou un roman de Stendhal. Mais ça, c’est simplement ma propre cuisine, chacun doit utiliser les méthodes qui lui semblent les plus appropriées pour nourrir sa lecture des œuvres d’art et sa compréhension de la vie.
II. Images, politique & Orient
Stupor Mundi – Frank Zappa et la Tradition secrète des Monstres, le film en plusieurs épisodes que vous avez co-réalisé avec Thomas Bertay, s’ouvre sur une archive : le visage de Georges Pompidou et, hors champ, une équipe de télévision qui prépare le plateau et le cadrage avant l’allocution du Président. Dans l’épisode 2, vous établissez un parallèle entre le couple Dominique Strauss-Kahn-Anne Sinclair et le père et la mère Ubu créés par Jarry. Pourquoi avoir choisi de montrer la classe politique française ?
P. T : Avec Thomas, nous avons une pratique de montage qui s’inspire de l’alchimie ou de l’écologie : prendre des déchets et tenter de les recycler en leur donnant un nouveau sens. Toute proportion gardée évidemment, c’est une influence qui traverse déjà la musique de Zappa, qui compose des morceaux dignes de Stravinsky à partir de jingles publicitaires ou de gimmicks de shows télévisés. Le monde politique étant le déchet de l’humanité, c’est une entreprise passionnante de prendre des images qui sont tirés de cet univers pour essayer d’évoquer des sujets plus nobles. Du reste, ils en portent toujours la trace résiduelle. Les images sont souvent infiniment plus riches que les sujets qui la composent, elles racontent souvent de multiples histoires et il suffit de les placer dans un autre contexte pour qu’elles se mettent à résonner autrement. Nous adorons faire ça, et, avec Thomas, nous adorons passer beaucoup de temps à regarder des images pendant des heures jusqu’à ce que nous découvrions un joyau caché dans les stocks d’excréments. Mais il y a aussi un autre objectif, qui est de raconter, de façon non-idéologique, l’histoire politique et culturelle des cinquante dernières années. Dans cette histoire, Pompidou ou Strauss-Kahn ont un rôle important. Il y aura d’autres personnages, attendus ou inattendus, dans les deux prochains épisodes de notre tétralogie.
Vous avez participé à l’ouvrage collectif Le livre des trahisons qui fustige la politique de François Hollande. Votre texte est consacré à Jean-Vincent Placé, ancien secrétaire d’Etat à la Réforme de l’Etat. Vous n’y allez pas de main morte. Pourquoi lui plutôt qu’un autre ?
P. T : Même si c’est une figure mineure du monde politique des vingt dernières années, Jean-Vincent Placé est un archétype. C’est un ambitieux ridicule qui n’est concerné que par lui-même, un homme pour qui le projet politique se résume à « sa gueule ». D’une autre façon que Dominique Strauss-Kahn ou Georges Pompidou, c’est aussi une épiphanie du Père Ubu. Beaucoup de politiciens sont comme ça (OK : tous) mais Jean-Vincent Placé l’est ouvertement et à l’exclusion de tout le reste. Dès le début il me faisait penser à Eric Cartman dans South Park mais sans les éclairs de génie de ce dernier : juste sa connerie, sa méchanceté et son énorme aplomb. Et c’était tellement évident qu’il n’était rien d’autre que seuls ces imbéciles de commentateurs politiques ne l’ont pas compris : c’est pour ça aussi que je cite Ghislaine Ottenheimer ou Eric Zemmour qui ont glosé comme des crétins sur l’idéologie ou « le logiciel politique » de Placé alors qu’il était évident dès le début qu’il n’en avait aucun, mais qu’il épouserait n’importe quelle idée si celle-ci pouvait lui être momentanément profitable. Ce qui m’intéressait, c’est la façon dont sa bêtise et son égoïsme ont été pour lui des apports – ont constitué des atouts – plutôt que des limites. C’est la raison pour laquelle je le compare à Christine Angot dans ce texte : c’est sa méchanceté, son absence totale de scrupules et son ego surdimensionné qui ont fait d’elle une « bonne cliente » de la télévision et une « figure incontournable » de la culture française. On me dira qu’elle n’est pas la seule. Mais elle l’est à l’exclusion de tout le reste, et c’est ça qui m’intrigue. Je me fiche d’eux, mais le récit de leur réussite m’intéresse. Il dit quelque chose de notre époque dans « ce qui ne va pas bien ».
J’avais été très frappé par l’ouvrage Le Principe de Peter de Laurence Peter et Raymond Hull dont m’avait parlé Thomas Bertay et qui expliquait, de façon à la fois drôle et sérieuse, que « dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence » et dont le corollaire était que « avec le temps, tout poste sera occupé par un employé incapable d’en assumer la responsabilité. » Dans le même ordre d’idées, il y a aussi une nouvelle formidable de Villiers de l’Isle-Adam, Deux Augures, où un directeur de journal passe un entretien avec un aspirant journaliste pour vérifier que ce dernier n’a aucun talent, et, dès qu’il se rend compte que son manque de talent n’est pas absolument certain, il le renvoie sur le champ ! Le monde politique n’est pas très différent : disons que tout homme politique montera en puissance à la mesure même de son peu d’intérêt pour le bien commun. Un homme politique intègre n’a aucune chance de monter en grade. Le bien commun est ce qui sera toujours suspect chez lui pour sa hiérarchie. En cela, Placé est exemplaire. Il ignore même l’idée du bien commun. Il est entré dans le mouvement écologiste alors qu’il n’avait strictement rien à foutre de l’écologie, tout le monde le savait depuis le début et ça ne l’a pas empêché de grimper les échelons du parti jusqu’au moment où celui-ci n’était plus utile à son ascension sociale dans le monde politique.
On sent chez vous une certaine détestation de ce monde.
P.T : L’enténébrement de la classe politique mais aussi sa dimension profondément suicidaire sont des sujets qui m’intéressent même si ils ne rentrent pas dans la catégorie de l’ « amour », même si ces sujets sont « négatifs » alors que la majeure partie de mon travail est consacrée à l’analyse de ce que je trouve profondément beau et aimable. Mais l’observation de la dégénérescence du monde politique recoupe de très vieilles intuitions traditionnelles concernant l’âge de fer, le Kali Yuga, et il faut prendre très au sérieux l’incroyable médiocrité et la méchanceté pathologique des hommes politiques actuels : il faut les mettre en perspective et traiter leur présence obsédante comme des épreuves plutôt que de s’en désoler ou s’énerver. Ce que nous vivons n’est pas un hasard malheureux mais une nécessité de la manifestation, la fin d’un cycle. À l’instar de Christine Angot, mais aussi de Alain Finkielkraut, de Yann Moix ou de Christian Clavier, Jean-Vincent Placé est une crapule mais il n’est pas insignifiant. Tous ces sales types du monde culturel et politique symbolisent quelque chose. Si on les étudie avec attention, on peut peut-être avancer dans la compréhension de certains mécanismes inhérents à notre époque et leur observation peut éventuellement même nous aider à nous délivrer de ce dont ils participent. Bien sûr il ne faut jamais céder à la fascination. Quand on contemple trop longtemps la connerie, on devient con.
Un pamphlet risque toujours de basculer dans l’autoportrait. Comme Dale Cooper voit Bob dans le miroir après son passage impréparé dans la Black Lodge, il faut faire gaffe de ne pas se réveiller avec la gueule de Yann Moix après une nuit passée à lire ses articles dans La Règle du Jeu ! En analysant Placé, ce que je recherche, c’est la possibilité de nous améliorer, la possibilité de ne pas « susciter un Jean-Vincent en nous ». C’est une opération risquée. C’est pour ça qu’il faut la pratiquer avec parcimonie. Et c’est pour ça qu’il ne faut absolument jamais en faire une affaire personnelle. Je ne critique jamais des gens avec qui j’ai un passif problématique, un contentieux personnel, mais des personnes qui me sont complètement étrangères, et dont la seule chose qui me lie éventuellement à eux est de l’ordre du mal indirect, collectif, qu’ils me semblent véhiculer. Et puis c’est rigolo.
En 2013, vous publiez Pop Yoga, un livre consacré à des monuments de la pop culture : Elvis, les Beach Boys, Gainsbourg, les Rolling Stones, Bowie, Dylan, mais aussi David Lynch, Amy Winehouse, Kurt Cobain, la série Lost. Au-delà du titre, il y a dans votre travail une connexion profonde avec la pensée orientale. Vous citez la Baghavad Gitâ dans votre essai sur Twin Peaks, le laisser être et le désaissisement de soi que vous évoquez dans Poppermost est très proche de l’éthique bouddhiste. Comment la pensée orientale vous nourrit-elle ? Pensez-vous qu’elle puisse quelque chose pour l’homme occidental de 2017 ?
P. T : Nous sommes allés tellement dans le sens opposé que la réappropriation d’une pensée orientale nous semble désormais impossible. L’idée traditionnelle est celle de délivrance, c’est-à-dire la libération des passions destructrices (ego, ambition, attachements, etc.). L’idée occidentale est celle de l’intensification – et ses conséquences, hélas, nous les connaissons : colère, enténèbrement, dépression, répétition d’échecs, méchanceté, etc. Donc « appliquer » une pensée orientale à un homme occidental est presque impossible : l’occidental transforme la pensée orientale en éthique managériale ou stratégie politique, il cherche à obtenir « un résultat » à partir de quelque chose qui est, par nature, au-delà de la réussite et de l’échec… On voit ça dans les romans de la Table Ronde : ce sont des chevaliers dans une quête d’absolu mais qui sont arrêtés ou déviés par des passions humaines. Ils peuvent servir de symbole au problème de la recherche de la délivrance en Occident. Ils nous indiquent à quel point c’est dur.
Du coup, il faut y aller mollo avec l’Orient. Il faut y aller doucement, en commençant par se familiariser à certaines idées, à nous sensibiliser à certains états… Et c’est ce qu’on fait les grands artistes pop, des Beatles à Andy Kaufman, de Gérard de Nerval à Damon Lindelof. Leurs œuvres participent d’une orientation au cœur des terres ténébreuses de l’Occident. Les chansons des Beatles ne « sont » pas les Upanishads et Lost n’« est » pas Le Langage des Oiseaux de Attar, mais ils en véhiculent les échos, ils en convoquent la ferveur, ils en perpétuent la quête d’absolu. On en retrouve la saveur, et il est intéressant de voir à quel point les œuvres fondamentales de la culture pop sont imprégnées d’Orient – quand bien même ils apparaissent au sein d’une Histoire qui est celle de l’hégémonie culturelle de l’Occident, celle de la colonisation psychique du monde par les valeurs de l’Occident. Je connaissais l’Inde à travers les Beatles bien avant de lire La Baghavad Gita, et je trouve légitime de passer par eux pour en parler, quand bien même ils en ont fourni une lecture personnelle et, partant, limitée. Ils ont construit un pont pour y parvenir qui est adapté à notre mentalité et à l’activité de notre époque. Si on en fait un objet d’étude et de méditation, leurs chansons deviennent alors les supports de ce « Yoga » que j’esquisse d’essai en essai.
Votre œuvre est devenue indissociable d’un certain rapport au sacré, alors même qu’elle n’est pas religieuse.
P.T : Mes livres ne sont que les étapes d’une quête personnelle. Celle-ci passe par l’étude des œuvres que j’adore et les textes sacrés que, progressivement, je suis amené à étudier. Mon prochain livre, La Victoire des Sans Roi, est entièrement consacré aux textes retrouvés à Nag Hammadi en 1945. En dehors du séminaire extraordinaire de Henri-Charles Puech consacré à L’Evangile de Thomas, ce sont des écrits encore fondamentalement orphelins de toute exégèse importante. Du coup, ma méthode est différente. Ce sont les textes « gnostiques » dont j’essaie de proposer une exégèse ; et ce sont les chansons des Beatles, les romans de Philip K. Dick ou des séries télévisées comme Le Prisonnier ou Person of Interest qui me servent d’outil interprétatif ou de « clé » pour les aborder.
III. The Leftovers, les Sans roi & Louis Armstrong
Vous avez une passion pour la série The Leftovers. Sûrement parce qu’elle prolonge Twin Peaks mais aussi, on imagine, pour d’autres raisons. The Leftovers fait partie de ces séries contemporaines qui tournent autour d’une perte ou d’un besoin de transcendance. La religion est très présente, sous divers aspects : la secte blanche, le prêtre épiscopale Matt Jamison qui perd sa congrégation, l’afro-christianisme qui entre en scène dans la deuxième saison. Est-ce un aspect de la série qui vous intéresse ? Quelle lecture en faites-vous ?
P. T: The Leftovers m’obsède pour un grand nombre de raisons. Beaucoup de gens ont dit « The Leftovers parlent de notre époque et c’est la seule série qui le fasse de façon juste ». Je suis d’accord avec eux, et ce qui est dingue, c’est qu’elle le fait à partir d’un postulat de film de S.F., même s’il est traité ensuite de façon relativement réaliste. À partir d’un événement spectaculaire (2% de l’humanité disparaît instantanément en une fraction de seconde et sans raison apparente), elle aborde la façon dont les êtres humains vont réagir et s’organiser pour survivre à cette perte, à partir du moment où elle reste sans suite, où aucun autre événement ne lui succède et aucune explication ne peut être donnée à son sujet. Et elle raconte des choses incroyables – on peut littéralement retrouver tout ce qui fait le tissu de notre société actuelle à travers les symboles qu’elle véhicule. On peut retrouver la question de la « radicalisation » religieuse dans l’évolution d’un culte comme celui des Guilty Remnants, et aussi l’obsession de l’Occident à conserver ses frontières et à désirer être « épargné » des tribulations de ce monde dans l’image de la ville de Jarden. On parle de la façon dont on fait du fric à partir de la souffrance des hommes dans la création des « Chers Disparus », des statues en cire des 2% conçus pour que les survivants puissent faire leur deuil. On voit surtout des personnages qui tentent à tous prix de trouver un sens à ce qui leur arrive, un sens scientifique ou religieux, et on voit que toutes ces tentatives sont louables mais limitées. Elles buttent toutes sur les limites propres à l’entendement humain. Et en même temps, on peut se demander dans quelle mesure cette focalisation sur « les 2% » est légitime : 2%, c’est rien, ce n’est pas un événement en regard de l’Histoire de l’Humanité. Des gens meurent tous les jours et on s’en fiche, on n’en fait pas un événement divin. D’où la colère du personnage de Meg : sa mère est morte la veille de la « Disparition Soudaine » et tout le monde s’en contrefout, personne ne se préoccupe de sa douleur à elle… C’est au point où on peut se demander si la question posée par la série n’est pas tant la « Disparition Soudaine » que l’importance qu’on lui a donné, l’importance qu’on donne à n’importe quel événement traumatisant au détriment de tout le reste. Et aussi la recherche d’une solution « extérieure », un sens qui serait donné par le monde plutôt qu’une épiphanie de la divinité que l’homme pourrait produire… Quelque chose a eu lieu, certes, mais quoi ? Et qu’est-ce qu’on peut faire ensuite ? Qu’est-ce qu’on doit faire ensuite ?
Pour toutes ces raisons (et pour d’autres encore), la série est bien une série qui parle de notre époque. Quelque chose a eu lieu, quelque chose de l’ordre de l’événement divin ou diabolique, lumineux et ténébreux, et qui nous laisse tous désorienté, mais quoi ? Dans un entretien à la télévision, Claude Gaignebet disait « nous sommes tous désorientés quand nous arrivons au pôle. » Sommes-nous à l’aube de quelque chose, ou sommes-nous au contraire désorientés par l’idée fallacieuse que nous nous en approchons ?
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre prochain livre ? Quelle est cette révolution gnostique que vous évoquez dans le sous-titre ?
P. T: Je ne veux pas trop « spoiler » La Victoire des Sans Roi mais disons que l’idée est de réévaluer l’Histoire de ce qu’on a appelé le « gnosticisme » d’une façon nouvelle à partir de la lecture des textes retrouvés en 1945 à Nag Hammadi. Les « gnostiques » ne se sont pas appelés comme ça, déjà. « Gnostiques », c’est le nom que leurs adversaires, les Pères de l’institution chrétienne, leur ont donné pour se foutre de leur gueule. Un des noms que Jésus leur donne dans les écrits de Nag Hammadi c’est abasileus genea, « la Génération Sans Roi » ou « la Race Sans Roi ». L’idée est qu’ils ne percevaient pas la divinité comme un Seigneur mais comme un soutien, un frère ou une sœur dans le secret de leur âme, et qu’ils inversaient la hiérarchie métaphysique en cherchant à rejoindre ce qu’il pouvait y avoir de plus faible ou de plus petit. À mon avis, il nous reste énormément à apprendre des Sans Roi. Nous sommes encore au tout début de notre découverte.
Mais ces textes enterrés par un Sans Roi lors de leur extermination entre le IIIe et le IVe siècle et retrouvés après la fin de la seconde guerre mondiale ne pouvaient pas résonner mieux qu’aujourd’hui. Du coup je les lis non de façon philologique, mais exégétique, en me demandant, non pas à quoi ils pouvaient faire référence à leur époque, mais à quoi ils peuvent faire allusion à la nôtre. Un point tout à fait singulier les concernant est leur éthique : ils étaient majoritairement végétariens, anti-misogynes et anti-sexophobes. Leurs textes sont très clairs là-dessus. Ils étaient évidemment non-violents et refusaient d’entrer en polémique avec les Pères de l’Eglise : j’ai trouvé certains passages qui évoquent cette question. Ils percevaient la vie comme un combat, contre soi-même, contre le faux dieu et contre le monde, dans lequel on doit arriver à atteindre un état pléromatique que Jésus appelle « le Royaume ». Et il n’est ni situé dans l’espace ni dans l’avenir. Pas de terre promise ou d’eschatologie. C’est un ici et maintenant qu’il faut atteindre à partir de l’anamnèse de sa véritable nature, de l’expérience de l’amour charnel, de l’exégèse des œuvres qui nous parlent et du détachement de ses passions. Je pense que ces textes parlent de nous, aujourd’hui. Le livre est un essai sur notre époque lue par les Sans Roi autant qu’un essai sur les Sans Roi lus par un mec de notre époque.
De manière générale, diriez-vous qu’il y a une ligne politique qui se dégage de votre travail ? Sinon une vision du monde ?
P. T : Oh non, dude, je ne peux pas répondre à cette question. On me reproche déjà suffisamment de faire le gourou ! Les gens qui me le reprochent ont probablement raison d’ailleurs. Il y a toujours du vrai dans ce qu’on vous reproche, même si c’est dit par malveillance. Bon, mais alors, je réponds ça : j’attends quelque chose. Je n’ai pas de plan, pas vraiment de projet (ou alors à court terme), juste des pistes, et je suis ces pistes comme je peux. Tout ce que j’ai à dire est dans mes livres, mais ce ne sont que les traces d’une expérience, que je consigne pour essayer d’avancer… Je note ce que je trouve. J’essaie d’être au plus près de ce que j’ai trouvé. Ce sont les épisodes d’un récit. Ce ne sont pas des conseils ou des explications, mais la restitution des indices d’une vie à venir ou les répercussions d’une vie passée. Et pendant que j’attends quelque chose, j’essaie – comme je peux, hein – de m’améliorer en tant qu’homme. C’est vachement difficile.
Comme dit Louis Armstrong : « Love, baby, love. That’s the secret. » Au bout du compte, il n’y a vraiment que ça : apprendre à aimer, parce que notre amour est toujours terriblement limité, et la seule chose qui comptera, c’est l’amour qu’on aura réussi à éprouver ou à susciter.