Post du 2 mars 2017, à l'occasion de la sortie du livre de Jean-Christophe Menu LockGroove Comix.
Un des plus beaux livres sur le rock est une bande dessinée : c'est Lockgroove Comix de Jean-Christophe Menu. Je dis "un des plus beaux livres sur le rock" par respect pour nos aînés - et parce que j'en ignore beaucoup - mais c'est clairement "mon livre préféré sur le rock". Et de loin.
Le sujet de départ, c'est le "locked groove". C'est-à-dire le sillon bouclé sur lui-même à la fin du 33 tours qui permet d'éviter que le bras ne dérive complètement vers le centre du disque et le maintient en place jusqu'à ce que l'utilisateur l'arrête - et sur lequel des groupes ont pu graver 1,8 secondes de son qui ont formé de petits morceaux potentiellement infinis. Le "locked groove" est à la fois complètement dépendant de la matière dans laquelle on grave le 33 tours (aucun équivalent dans le CD ou la K7) - il marque l'impossibilité de séparer une oeuvre de sa fabrication d'origine - et il ouvre sur un espace potentiellement infini : il invente la musique qui ne s'arrête jamais. A partir de ce thème, Jean-Christophe Menu dérive dans l'infini de son amour du rock et dans tous les souvenirs qui lui sont associés : achats de disques, description d'objets, souvenirs de concerts, histoires de groupes, Beatles, Sex Pistols, Alice Cooper, The Who, Jesus Lizard, Neil Young, Jay Reatard, Pere Ubu, etc. SURTOUT PERE UBU (sans doute le personnage le plus inoubliable de Lockgroove).
Comme les autres livres de Jean-Christophe, Lockgroove Comix est un recueil de fragments, miscellanées - un patchwork de récits, de dessins sublimes, d'articles sur le vif - un livre dont on ne sait jamais de quoi sera composé la page suivante. Comme ses autres livres, on en ressort avec une énergie extraordinaire, une envie de plonger dans l'"objet" de notre passion, dans la "matière" de l'intrigue - de ne jamais séparer le souvenir de l'objet dans lequel il reste inscrit.
Il y a une transfiguration du fétichisme du collectionneur chez Jean-Christophe qui m'a toujours énormément ému - comme si même les vieux 45 tours pourris de notre enfance possédaient un secret sur notre identité qui disparaîtraient avec eux si on s'en débarrassait. Quelque chose qui doit venir de Baudelaire et de son amour des bijoux et des parfums - et qu'on retrouve dans la passion de Walter Benjamin pour les passages parisiens et celle de André Breton pour les marchés aux puces : l'idée qu'il y a une relation directe entre l'objet trouvé - ou le disque découvert - et l'inconscient (si vous aimez le vocabulaire psychanalytique). Si vous vous posez une question, la meilleure façon d'y répondre sera d'aller à la rencontre d'un objet qui contiendra le miroir de votre énigme, "le secret douloureux qui (vous) faisait languir" (Spoiler : une des plus géniales histoires du livre s'appelle "Baudelaire's milk")
Cette pratique, on la retrouve dans toute l'oeuvre autobiographique de Jean-Christophe Menu - et dans Lockgroove à partir des disques eux-mêmes. Du coup, je ne sais pas pour ses autres lecteurs, mais moi, ce sont ses bandes dessinées qui agissent ainsi sur mon esprit. C'est dans les bandes dessinées de Jean-Christophe Menu (comme dans les poèmes de Baudelaire ou les essais de Walter Benjamin) que je trouve la formulation la plus juste des questions que je me pose dans les relations entre les objets qui m'entourent et l'"histoire de mon âme".
Je conseille ce livre à ceux qui aiment la bande dessinée, à ceux qui ne l'aiment pas, à ceux qui aiment le rock, à ceux qui ne l'aiment pas, à ceux qui aiment l'infini, à ceux qui ne l'aiment pas. Je conseille ce livre à tous ceux qui ne savent pas comment répondre aux questions du sphinx qui sommeille en eux.