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L’image la plus rapprochée du bonheur
Paru en 2017

Contexte de parution : Facebook

Présentation :

Post Facebook du dimanche 12 février 2017.


Cité(s) également : plusOutKast




Mon cœur ressemble à une maison de campagne délabrée sous l’orage. Pendant que je répare la fenêtre du salon, c’est la chambre à coucher qui prend la pluie. Et pendant que je retape l’escalier, un éclair détruit la toiture. Je veux être heureux et pour cela j’essaie d’améliorer mes relations avec les autres, mais soudain je sens un poids de mille atmosphères qui pèse sur mon crâne. J’essaie d’apaiser mes angoisses et me concentre sur une idée positive, consolatrice, mais mes paroles deviennent superficielles, sentimentales, voire carrément débiles, et elles produisent l’exact inverse de ce que je voulais obtenir : je me retrouve pris d’insomnies et de saynètes obsessionnelles ; des images de cauchemar m’assaillent continuellement. A chaque fois que je prends mon marteau et des clous pour retaper un truc alors qu’un autre truc s’écroule de l’autre côté de la pièce, j’ai envie de tchiper comme Big Boi dans le clip de Ms. Jackson - la chanson de OutKast.

Mon corps est à l’image de ce cœur : le foie déconne, je soigne mon foie, et c’est l’estomac qui part en vrille. La vésicule biliaire est calcinée, un chirurgien la retire, et l’acidité accumulée détruit les intestins. Finalement, un autre "spécialiste" trouve ce qu’il faudrait faire au niveau des intestins, mais voilà que le foie recommence déjà à déconner... Tchip. Cette vie est comme un verre qui se vide sans cesse : on a beau remplir, il se vide comme s’il était troué. L’eau s’évapore dans l’air.

On va le dire autrement : face à la progression du mal, je ne cesse de lutter pour obtenir un rétablissement de la situation précédente, or, en agissant ainsi, je mets en péril ce qui peut rester de bien. Je lâche la proie pour l’ombre. Et il y a quelques mois, lorsque je suis allé voir Mme Liu, j’étais dans un état déplorable à force de tout faire pour me soigner. Depuis un an, je naviguais de médecin en médecin et de méthode de guérison et de méthode de guérison : le seul résultat remarquable de mes efforts c’est que mes organes se détérioraient les uns après les autres. Mme Liu a longuement étudié la situation. Elle a tracé quelques idéogrammes sur une feuille de papier pliée en deux et m’a dit avec un ton autoritaire et tranchant : "Impossible de soigner vos organes, soigner l’un c’est attaquer l’autre. Ce qu’on va faire, c’est apaiser l’ensemble." Et ce n’était pas difficile. C’était même assez facile.

A mesure que le verre de la vie se vide, le verre de l’âme se remplit. Le verre a même souvent l’air de se vider et de se remplir en même temps. La vie de l’âme est en zoom compensé. Se dire qu’on est fichu donne un courage extraordinaire. Se dire qu’on est prêt du but est terriblement décourageant. Il vaut mieux se croire toujours fichu mais tout faire pour remonter la pente. Parce que si on refuse de chasser l’ombre, la proie s’enténébre d’elle-même ; et la paix même se transforme en guerre comme l’eau s’évapore dans l’air. Au moins, l’ombre est mobile, elle remet tout en question à chaque instant et nous tient dans un état d’alacrité continuel. Si on perd de vue l’ensemble en isolant chaque problème, on contribue à répandre le chaos sur cette planète. Mais si on ne combat pas sans cesse, on périt de la paix superficielle, larvée, qu’on a cru obtenir. Le verre ne doit être ni à moitié vide ni à moitié plein. Le verre est une image de la limite. Sa seule fonction est d’être brisé.

Il ne faut jamais cesser de combattre, mais on ne doit jamais chercher à obtenir une victoire sur le Mal. Il n’y a aucune victoire à obtenir, ni sur le Mal ni sur autre chose. On doit seulement chercher à réparer les injustices et à créer les conditions de la paix. Nous ne sommes vivants ni dans la maladie ni dans la santé, mais dans l’effort fourni pour obtenir la santé. Nous ne sommes vivants ni dans la guerre ni dans la paix, mais dans l’effort fourni pour réparer les injustices et faire advenir la paix. A tous les instants de notre vie, nous nous retrouvons en équilibre sur une corde raide entre deux enfers. Cette corde est tranchante comme un rasoir. Ce rasoir est l’image la plus rapprochée que nous avons du bonheur.