Statut FaceBook du 21 août 2016.
Quand j’ai fini par appeler SOS Médecins, il était déjà 1h30 du matin et mon ventre avait tellement gonflé que je ressemblais à M. Creosote dans Le Sens de la Vie. Ca tombe bien : le sens de la mienne allait m’être révélé. Un médecin d’origine malgache, d’une grande élégance austère, est arrivé moins de vingt minutes plus tard. Il a esquissé un sourire plein d'empathie quand il a vu mon ventre gonflé et ma panique. Il m’a donné un analgésique et j’ai couru le dégueuler. Quand je suis ressorti des toilettes, il tapait une suite de chiffres sur son portable "Desserrez votre col, ouvrez la fenêtre, respirez lentement, l’ambulance arrive. Elle va vous conduire aux urgences les plus proches, celles de Saint-Antoine. – Qu’est-ce que j’ai, docteur ? – Justement, M. Thiellement. Je ne sais pas."
On dirait les plans steadycam très rapides et hyper-clichés que font les réalisateurs paresseux quand ils mettent en scène une entrée dans un hôpital. Une fois mon brancard garé dans la salle d’attente, la première chose que j’entends c’est un mec qui s’engueule avec le personnel soignant "Putain, elles sont dures à trouver, vos chiottes. Putain, mais comment on fait pour les trouver. Non mais vous vous foutez de ma gueule : elles sont hyper-dures à trouver, vos chiottes !" C’est ensuite que je le vois passer devant moi, avec sa perfusion et le coup de marteau qu’il a reçu sur la tête. La morphine fait son effet ; je m’endors.
Quand je me réveille, je partage une chambre avec "Momo", un type grand, voûté, avec un visage bouffi par les médicaments et les yeux de quelqu’un qui a beaucoup pleuré. Souriant avec timidité, il me dit immédiatement qu’il est schizophrène, même s’il est aux urgences pour une bronchite carabinée. Il fait attention aux paroles qu’il prononce comme un homme maladroit fait attention lorsqu’il doit déplacer des objets de grande valeur. De toutes façons il tousse tellement qu’il n’arrive pas à terminer toutes ses phrases. On est en Août, à Paris. Les heures sont longues comme le bras. Les aides soignants et les médecins ne viennent pas souvent. Quand ils passent, ils me disent qu’ils ne savent pas ce que j’ai, qu’ils doivent encore élaborer des hypothèses pour interpréter correctement mes crises abdominales et que je dois encore attendre un peu avant de pouvoir sortir. Momo aussi doit attendre un peu. Et lui et moi partageons ce temps passé ensemble à somnoler, à regarder par la fenêtre et à nous dire que ce serait drôlement bien d’être dehors ; que c’est tout de même un peu triste, l’hôpital.
Entre l’hôpital désert, l’impossibilité de sortir, le mystère entourant mes crises de douleurs abdominales et la schizophrénie de Momo, pendant quelques instants, la réalité s’effondre devant mes yeux. Et soudain, le voilà, le flash que j’attendais : pendant quelques heures, je me retrouve dans l’impossibilité de savoir si mes souvenirs sont réels ou non, et si je suis malade du ventre ou de la tête. Soudain, rien ne me prouve plus que je n’ai pas été hospitalisé pour démence et que toute cette histoire de douleurs abdominales n’a pas été inventée de toutes pièces par ma conscience pour masquer la folie qui a nécessité mon internement. Cette idée me fait très peur d’abord, mais plaisir ensuite. Parce que c’est l’anamnèse que j’attendais, depuis plus de six mois que j’écris exclusivement sur les gnostiques, les manichéens, William Blake, Philip K. Dick, John Lennon… C’est aussi le lâcher prise dont j’avais besoin, en fan rigoureux de Buffy qui sait que la guerre contre les démons a lieu à tous les instants : même nos douleurs, même nos folies sont des actes magiques que nous devons combattre en ksatriyas spirituels. Et c’est enfin le passage obligé du disciple de Hurley pour comprendre que la délivrance se tient toujours à un cheveu de la démence et que l’île de la vérité illuminative se confond facilement avec un asile de fous.
A partir de cet instant, même si le séjour à l'aval des urgences n’a pas duré très longtemps, je ne pourrais plus jamais être sûr que je suis sorti de l’hôpital Saint-Antoine. Mais réciproquement, je pourrais voir dans tout homme que je rencontrerai un patient tout aussi empêché dans ses mouvements que moi. Et c’est là où tout devient, peut-être pas beaucoup plus gai, mais certainement plus léger. La plupart de nos soucis viennent du fait que nous considérons les hommes que nous rencontrons comme libres dans leurs décisions, dans leurs gestes ou leurs paroles. Si nous acceptons de nous voir comme des patients errant dans un grand hôpital, nous comprendrons que nos interlocuteurs ne sont pas plus libres que nous. Ils essaient de l’être ; nous essayons tous de l’être. C’est l’effort vers notre existence libre que nous devrions évaluer, pas le brouillard d’idées et de souffrances dans lequel nous nous débattons. Et nous ne devons jamais nous croire moins fous que ceux que nous écoutons. Les gnostiques n’ont cessé de nous dire que nous naissions dans une prison. Cette image vaut surtout pour les dictatures. Dans nos "démocraties" où les présidents mettent la misère dans laquelle ils nous plongent sur le compte de leur manque de bol, nos vies ressemblent surtout à des séjours à l’hôpital dont on ne sait quand ils ont commencé, mais dont on sait, hélas, qu’ils ne sont pas bien prêts de finir. "La vérité vous rendra fous" a dit un homme très sage. La crainte de la folie pourra peut-être nous rendre vrais.