Texte inédit écrit en 2009 dans la veine des textes réalisés pour Rock&Folk à cette même époque.
Jazz est le 7e album de Queen. C’est peut-être leur disque le plus profond. Dans tous les cas, c’est le seul qui ne contienne aucune des constructions architecturales archi-ambitieuses et pseudo-pompières qui masque le véritable sens de leur musique ; un sens, non pas désoccultateur mais, au contraire, ne nous y trompons pas, méta-crypteur. 1978 est l’année de la révolution iranienne et Freddie Mercury, fils de deux membres éminents de la communauté pârsi né à Zanzibar, ayant reçut son éducation dans une grande école de Bombay, est zoroastrien, une des plus anciens religions de la Perse...
Si le premier morceau, « Mustafa », joue avec des clichés cools de l’Islam, c’est une fausse fausse-piste : car le disque ne parlera pas de la question perse ou arabe, mais, en profondeur, affirmera la participation de Freddie Mercury au zoroastrisme. A sa mort, d’ailleurs, sa famille organisera une cérémonie zoroastrienne.
Au moment de Jazz, ça fait trois ans que le groupe est devenu célèbre avec le grandiose « Bohemian Rapsody » et leur quatrième album A Night At the Opera – suivi par son petit frère A Day At the Races. Leur précédent album, News Of The World, contient leurs deux hymnes les plus ouvertement « sportifs », des chansons pour stades : « We Will Rock You » et « We Are The Champions ». Les titres des deux albums sont ceux de deux films géniaux des Marx Brothers. Comme toujours, c’est par une allusion comique que les deux ambitions les plus hautes du groupe (l’opéra, le sport) sont affichées. La dimension humoristique de Queen est une de celles qui ont été le moins analysées ou interprétées dans le monde de la pop music. Probablement en raison de la fausse fausse piste qu’elle représente. C’est comme si leur Univers s’étageait sur trois niveaux : un niveau littéral, « pompier », musique de stades et de grands opéras bourgeois (celui qui en général est conspué par le monde de la critique rock) ; un deuxième, ironique, trompeur, jouant sur l’insignifiant ou le détourné, qui créé un vaste trouble ; enfin, un troisième, qui est romantisme pur, et dont le romantisme traverse son antithèse, l’ironie, pour s’affirmer dans le mauvais goût assumé le plus clinquant. La musique de Queen est une musique pleine de pièges et de mystères. Mercury y assume l’influence simultanée du rock et du music hall, ou de l’opéra comique. Mais il vient délivrer une parole profondément pathétique : sèche et désespérée. Seuls ceux qui rient en écoutant Queen peuvent vraiment être sensibles à ce que la musique du groupe a de profond, et de délicat.
Depuis 1975, Queen est devenu archi-célèbre. Et les disques se suivent et ne ressemblent à rien d’autre : A Night At the Opera, A Day At the Races, News Of the World puis, enfin, Jazz. Dont le single, génial, et volontairement insignifiant, est « Bicycle Race ». Le titre de l’album est la plus énorme de leurs fausses fausses pistes : Le Jazz, dans ce disque, c’est bien ce qui manque. Zéro Jazz. Il y a du rock, du hard rock, du disco-funk, de la ballade, du vaudeville, de la musique pseudo-arabe, de la country, une espèce de bluegrass, mais zéro, zéro Jazz. Dans toute esthétique de la saturation (celle de Zappa par exemple), il faut chercher ce qui manque, ou les zones de silence, pour comprendre ce qui compte. Mais avec Queen, ce silence même est une fausse piste. Puisque ce dont on ne parle pas est immédiatement affiché. Le Jazz n’est plus ce qui manque, puisqu’il y est visible en tant qu’il manque. Il n’y a pas de Jazz dans le disque, certes, mais ce que le disque masque, c’est qu’il n’y a plus non plus de pop music. Si on parle de ce qui manque, c’est que ce qu’il y a n’est pas ce qu’on croit. Au contraire, la musique de Queen est à double fond. C’est toujours du pseudo-rock, du pseudo-hard rock, du pseudo-genre, et finalement de la non-pop. C’est ce que voudrait affirmer, de façon renversé, le titre du disque. En 1978, la pop est aussi morte que le Jazz, alors autant l’appeler Jazz ! Queen est un groupe de non-pop-music.
Alors, de quoi parle Jazz ? D’abord, par les zones d’irradiation de deux morceaux entre eux, « Bicycle Race » et « Fat Bottomed Girls », d’une course de vélos réalisée par des filles à grosses fesses. Queen ayant été (je ne plaisante pas) accusé d’être le « véritable pop groupe fasciste » par le magazine Rolling Stone, on pourrait penser qu’il s’agit d’une représentation des Walkyries wagnériennes. Mais je pencherais plutôt pour les Fravartis de l’Ancienne Perse, ces armées d’Anges féminines qui gardent la Terre de Résurrection. Elles portent la Lumière des Lumières, le Xvarrnah, la Lumière de Gloire, le feu sacré (olympique !) que célèbre le chanteur. Et elles entament un véritable combat mystique.
Contre quoi ? Précisément : contre la culture populaire. Les cibles sont directement évoquées : l’Amérique, la Guerre du Vietnam, le Watergate, mais aussi Les Dents de la Mer, Star Wars, Peter Pan, Frankenstein et Superman. Mercury défend l’Opéra (version vaudeville) et le Sport (version stade) contre le cinéma et la politique américaine. Il y a dans Jazz la prophétie d’une assomption de la culture geek dans ce qu’elle aura également de « pompier », une culture geek (proche de celle critiquée dans la saison 6 de Buffy) où disparaîtrait l’élément populaire carnavalesque émancipateur au profit de son succédané petit-bourgeois bête et inquiétant. Fausse fausse piste ou fausse ffausse ausse piste ? Si l’on pense que l’année du disque est celui de la révolution iranienne, on peut se demander dans quelle mesure Queen ne propose pas en outre « Sa » version de la révolution iranienne – soit une autre réponse iranienne à l’Impérialisme occidental qui trouvera de nouvelles armes dans cette culture geek de substitution ; une autre Perse comme pôle d’opposition à la puissance dévastatrice mondiale de Star Wars. D’un côté, Khomeiny contre l’Amérique ; de l’autre, Mercury contre Star Wars. Et la vraie révolution serait la deuxième.
C’est une révolution qui travaille précisément sur l’Occultation – le Sujet de la Perse – puisque le caractère ésotérique du chiisme tient à l’occultation du douzième Imam, le Mahdi – qui reviendra comme dévoilement de tout l’ésotérisme, et dont chaque étape de dévoilement dans le cœur du croyant se rattache à la constitution de son ange gardien, qui est aussi l’Imam de son cœur. La Révolution iranienne, comparable ici à la politique israélienne (qui décide de ne pas attendre le retour du Messie pour édifier sa Jérusalem terrestre) décide de ne pas faire dépendre du retour du Mahdi l’édification de son Etat. Si Khomeiny, mythiquement, prend la place du Mahdi, Mercury affirme, à travers l’album Jazz (un album qui décrit un vide à la place d’un autre), que cette place a en fait toujours sciemment été vide. Parce que le Mahdi n’est que le nom d’emprunt de l’incomplétude du monothéisme, et ici le monothéisme musulman. Tous les monothéistes sont incomplets, parce qu’ils sont eschatologiques : le monothéisme juif attend la venue du Messie, le christianisme attend le Paraclet et l’Islam la désoccultation du douzième Imam. Mais la politique religieuse, juive, chrétienne, musulmane, tire partie de ce vide et le rempli par des institutions religieuses, prêtes à une laïcisation qui est également un basculement en politique. L’empire catholique, Israël ou l’Islam politique sont les formes « modernes » de cette laïcisation, c’est-à-dire du basculement de la dimension mystique de l’eschatologie en dimension politique. Face à cela, la pop culture a toujours introduit un élément hérétique, para-mystique, féerique : gnostique, kabbalistique ou soufi. Queen y injecte un venin zoroastrien.
Le zoroastrisme, comme ancienne religion de l’Iran, a été en partie combattu par l’Islam, et en partie réinterprétée et réintégrée par l’ésotérisme chiite. Les zoroastriens sont aujourd’hui entre 35000 et 42000 en Iran. Zoroastre a pu être considéré comme un prophète par Sohrawardi et Attar a écrit un poème à son sujet qui ne laisse aucun doute sur la « continuité » perçue par les grands mystiques iraniens entre le Zoroastrisme et l’Islam. Ajoutons que le Zoroastrisme est une religion née sept siècles avant Jésus-Christ, soit antérieur même au judaïsme, et qui contient probablement la première expression directe d’un dieu unique : Ahura Mazda, et la première expression directe de la morale (c’est pourquoi Nietzsche se l’est réapproprié pour sa propre « Bonne Nouvelle » Ainsi parlait Zarathoustra). Ahura Mazda est un dieu de bonté. Il ne peut être que Bon. Son démon est un esprit, Ahriman, qui a décidé de faire le Mal et dont le monde matériel est la prison – le monde matériel ayant été créé pour ne pas dénaturer la Création Parfaite. Dans l’existence humaine, les deux forces (le Bien et le Mal) combattent, et se combattront jusqu’à la fin – qui verra la défaite d’Ahriman. La fin des temps sera la restauration du monde conçu par Ahura Mazda, débarrassé de sa partie matérielle, transfiguré. Il y aura une résurrection spirituelle des âmes – mais, et c’est là la grande différence avec le christianisme : pas de résurrection des corps. C’est la source du traitement des cadavres dans la religion zoroastrienne : ils sont jetés et donnés à consommer aux vautours. Comme, dans Lost, quand Miles, après avoir parlé avec l’esprit de Naomi, est choqué de voir Sayid vouloir rapatrier son corps sur le bateau pour lui offrir une sépulture. Il dit : « Ce n’est pas Naomi. Ce n’est que de la viande. » C’est une parole zoroastrienne type. Aucune sacralisation du corps du défunt. Ce n’est que de la viande, bonne à laisser dévorer par des charognards. Ce refus de la sacralisation du matériel, c’est le pur spiritualisme de la religion zoroastrienne.
Ce qui arrive à l’âme, c’est que, débarrassée de son corps, celle-ci rejoint son jumeau spirituel, son ange féminin, la Daêna. C’est le double céleste de l’homme, sa Nature Parfaite – qui réfléchit comme en miroir la physionomie spirituelle que celui-ci a construit le long de sa vie par la somme de ses actes. Ahura Mazda voit l’homme à travers le miroir de la Daêna. Lors de la mort, donc, l’homme est accompagné de sa daêna pendant trois jours jusqu’au Pont Chinvat. Il n’y a pas de jugement. L’âme y est dirigée dans un lieu correspondant à sa nature, et, comme l’enfer n’est pas éternel, on doit comprendre que, de celui-ci, elle doit se parfaire jusqu’au moment où elle est digne d’entrer dans son Paradis, le Garodman. On retrouve des sections de cette religion zoroastrienne dans « The Prophet’s Song », peut-être la seule chanson ouvertement mystique écrite par ces méga-crypteurs de Queen (en l’occurrence, composée par Brian May avec des éléments apportés par Mercury). Dans le cas de la musique de Queen, vu l’état de transformation dans laquelle les chansons arrivent, doublées de paroles qui ironisent sur cette transformation, on pense qu’il y a là une piste pour y rechercher, « ce qui manque », précisément l’âme des chansons.
Tout cela est très bizarre. A la fois, Jazz est un disque sur la mort de la culture populaire. Une vraie mort. Pas une mort avec une résurrection. D’ailleurs la pop music va mourir vraiment à cette époque. Et à la fois, c’est un disque, comme tous les disques du groupe, qui ne s’inscrit pas vraiment dans le second cycle de la pop music, mais renvoie à quelque chose de plus ancien, qui à avoir avec le zoroastrisme. A savoir l’idée d’une « véritable origine de la culture pop » le vaudeville ou l’opérette. Et donc qui remonte aux sources les plus frelatées de la pop, pour en nier le caractère désocculteur.
Queen achève la pop. A la suite de T-Rex et de David Bowie, parallèlement à Sparks et alors que s’impose une pop de la walhayat (dont le groupe phare est Led Zeppelin), le groupe reprendre le « glam » soit la reconduction de la pop music au vaudeville et au décadentisme, et, par le signe même du zoroastrisme scintillant dans ses disques, il annonce la musique qui suivra la pop : celle, grandiose, de John Zorn, de Secret Chiefs 3, d’Eyvind Kang. Quelque chose qui n’est plus de la pop, qui n’est toujours pas du jazz, mais qui cherche la source de toutes les musiques. Une musique du commencement et de la fin.