Post Facebook du 20 janvier 2016 à l'occasion de l'anniversaire des 70 ans de David Lynch.
C'est en 1991, je suis adolescent et je suis à Genève. Tout le monde parle de Twin Peaks mais je mets comme d'habitude beaucoup de temps à me décider à regarder un épisode. Tout d'abord, je ne comprends strictement rien à ce que je vois : tout est chatoyant, sexy, swinguant, avec un decrescendo continu de contrebasse et des balais de batterie jazz en free-style avec une sorte de réverbération discrète qui les noie dans un fond sonore plein de drones et de notes tenues menaçantes. Ce sont des jeunes filles sophistiquées qui battent des cils, changent de chaussures ou essaient des lunettes noires et un enquêteur mystique extrêmement doux et délicat, incapable d'agressivité. Ce sont des plans larges remplis de petits détails comiques, une sorte de burlesque inquiétant, de l'humour noir rythmé avec innocence. Ce sont aussi de grandes quantités de nourriture sucrée. Puis viennent les visions, les flashs, les images qu'on est pas sûr d'avoir vus et les épisodes qu'on doit enregistrer et revoir immédiatement après diffusion tant ils sont à la fois décisifs et renversants. Enfin, c'est l'inceste le plus terrible, le plus cru - le secret de Laura, dont tout le monde pouvait se douter mais sur lequel tout le monde fermait les yeux. Enfin c'est Dale Cooper se croyant élu par les puissances et se voyant transformé, au bout d'un chemin qu'il croyait initiatique, en son contraire dans la Black Lodge au-delà du cercle des 12 Sycomores. Et c'est une vision du monde terrible, terrifiante - surnaturelle et tragique. Quelque chose a eu lieu qui fait de ce monde le lieu d'un drame. Quelque chose qui nous pousse, en tant que spectateur, à devoir reprendre la Geste de Dale Cooper et de Laura Palmer. Quelque chose qui nous appelle à revoir Twin Peaks et à vivre quelque chose qui se tienne à son niveau d'exigence.
En moins de deux mois, David Lynch devient pour toujours mon cinéaste préféré alors même que je n'ai encore vu aucun de ses films : Rien que pour Twin Peaks ! Comme pour Frank Zappa en musique ou Gébé en bandes dessinées, ça ne changera jamais. "When I fall in love, it is forever." Ensuite, je les vois tous : Blue Velvet, Wild at Heart, Eraserhead (je ne vous dis pas la difficulté pour me procurer une copie). Puis c'est Fire Walk with me qui passe au cinéma. Là, je suis à Clermont-Ferrand, et, avec ma bande d'amis, on sèche les cours du Mercredi après-midi pour voir le film dès la première séance. Il n'y a pas la moitié de la salle de pleine. On en parle ensuite à toute notre classe de 1ère. Je retourne le voir cinq fois en salle la première semaine, et plusieurs fois en groupe, avec des copains et des copines. Pendant plusieurs mois, vingt-sept lycéens se questionneront sans fin sur la bague, le cheval blanc, Bob, les bucherons, le masque, le "convenience store", le tomahawk, le personnage joué par David Bowie, celui joué par Chris Isaak, le parking de caravanes, le tableau, l'homme d'un autre endroit, etc.
Depuis, je n'ai jamais cessé de voir les films de David Lynch et de les revoir encore ; je n'ai cessé de me poser des questions sur Lost Highway, Mulholland Drive et Inland Empire ; j'ai pleuré comme une madeleine devant The Straight Story ; mais surtout je n'ai jamais cessé de revoir en boucle Fire Walk with me.
David Lynch a 70 ans aujourd'hui. La Terre nous a fait un sacré cadeau en faisant apparaître un type pareil.