C’est le 24 Décembre 1995 que, pour la première fois, j’entrais dans le cabinet du docteur ***.
J’attendis près
d’une demi-heure dans la bibliothèque de celui-ci,
qu’il avait transformé en antichambre, placée
entre le couloir d’entrée et son bureau. Autour de moi
s’agitait une douzaine de personnes dans un état des
plus lamentables. L’un d’entre eux
répétait continuellement une mélodie des
années cinquante alors qu’un autre tentait de
marchander un paquet de cigarettes avec un troisième pour la
somme ridicule de un franc. Au centre, un homme tentait de se
concentrer dans une position du yoga que je connaissais sous le nom
du « Tracé de l’Antilope ». Je demandai
à une femme de cinquante ans à l’air taciturne
assise à mes côtés ce que faisaient tous ces
gens, et celle-ci me répondit simplement : « Ils sont
en cure avec le docteur *** ». Je demandai ensuite
s’ils avaient tous rendez-vous avant moi car, dans ce cas, je
pouvais aller boire un café dans un troquet des
alentours.
« Pas forcément, me répondit-elle. La
consultation peut arriver en fin de journée comme elle peut
arriver maintenant. Ici, c’est comme dans la maison de Dieu :
on ne sait jamais quand le docteur va nous recevoir ». Au ton
de cette dame, je compris que je la dérangeais. Je
n’insistai pas. De toutes manières, mon attente fut
bientôt comblée puisque, moins de vingt minutes plus
tard, le docteur *** me fit entrer dans son bureau.
Le docteur *** était encore un bel homme, bien qu’il fut déjà âgé. Cependant, sa gestuelle exagérée me semblait grotesque et, d’un regard, je le lui fis comprendre. Cela ne semblait pas lui plaire, et le ton de sa voix se fit immédiatement beaucoup plus froid, avec une sorte de menace contenue à mon endroit, car je n’avais pas voulu me distraire de ses grotesques simagrées. De même, je n’appréciais pas qu’il compulse d’étranges statuettes égyptiennes pendant que je lui expliquais mon problème, ou qu’il s’amusât à dessiner des chiffres, de façon semble-t-il aléatoire, sur le papier. Je le lui fis savoir, mais cela ne changea pas son comportement. Au contraire, il me semblait qu’il en rajoutait, dans l’espoir de me voir à nouveau m’énerver et me mettre hors de moi. Au bout d’un quart d’heure, je remarquai une étrange masse de poils et de chair qui dérangeait le balancement de mon pied droit. Je baissai les yeux : cela avait tous les traits d’une queue de singe, sauf que celle-ci était une centaine de fois plus large que la normale. Quand je levais mon regard, derrière le docteur ***, se tenait un chimpanzé de quinze kilomètres de diamètre. Il occupait la presque totalité du quartier, et sa queue terminait de tomber juste en dessous de mon pied droit, de manière à en perturber ostensiblement le balancement.
Je demandai au docteur *** de s’expliquer sur cet événement peu banal, mais il me renvoya inlassablement toutes mes questions, me poussant ainsi à devoir y répondre par moi-même. Il me semblait pourtant que la raison d’une telle incongruité ne résidait aucunement dans un complexe d’enfance ou une particularité étrange de mon cerveau. Mais cependant que je lui demandais « Que fait ce singe de quinze kilomètres de diamètre derrière vous ? », il me répondait, avec un ton à chaque fois plus monocorde et une voix plus métallique : « Je ne sais pas. À votre avis, que fait-il là ? ».
Je compris dès lors que je ne désirais commencer nulle analyse avec le docteur ***. Ses manières était trop brutales pour m’inspirer une confiance suffisante à pratiquer l’introspection escomptée. Cependant, la présence inhabituelle du singe me poussa à accepter de feindre d’entreprendre celle-ci. En réalité, l’analyse était un subterfuge à l’enquête que je mènerais pour comprendre l’origine de ce chimpanzé ainsi que les déterminations profondes de ce dernier.
Une fois sorti du cabinet du docteur ***, je fis le tour du quartier et ne retrouvai nulle trace du singe en question. Je remontai alors les cinq étages de son immeuble, et, malgré les menaces de sa secrétaire, entrai violemment dans le bureau du docteur ***, le dérangeant pendant une analyse, ou plutôt pendant une de ses indénombrables séances de tripotage de statues et de notation de chiffres. Le docteur *** fut particulièrement mécontent de cette interruption et j’eus beau faire mention du chimpanzé, il me fit reconduire en me rappelant la date de notre prochaine séance. Alors que la secrétaire me prenait par le bras et m’indiquait la direction de la sortie, je jetai un coup d’œil rapide au bureau du docteur ***. Il n’y avait plus aucune trace du grand singe que j’avais pourtant clairement vu quelques minutes auparavant.
Il faisait alors très froid dans les rues de Paris. Je fus plusieurs fois menacé de projectiles confectionnés à base de neige par des enfants aux intentions malignes. Ils faisaient sans cesse mention du « Petit Papa Noël » qui viendrait pendant la nuit – entrant par infraction dans leur foyer par le biais incongru de la cheminée – déposer quelques cadeaux qu’il leur devait pour quelque obscure raison. Cette partie de mon récit en ayant amusé plus d’un, je me vois toujours obligé de préciser que je ne vivais alors en France que depuis quelques mois, et qu’un certain nombre de coutumes locales m’étaient et me sont toujours peu claires. Pour prendre un autre exemple, une phrase comme « C’est le pied » utilisée dans un contexte qui en aucun cas ne justifie la mention de cette partie non négligeable de l’anatomie humaine me fait invariablement me poser en moi-même la question « Mais qu’est-ce que c’est encore que cette histoire de pieds ? »
Mais retournons à mon récit. Ce jour même, encore troublé par la présence du chimpanzé ainsi que des mauvaise manières du docteur ***, j’allais à la bibliothèque m’informer sur la question des singes. La bibliothécaire à laquelle je m’adressais, et qui portait le nom de Hélène S., répondit à mes requêtes avec hauteur, cependant qu’autour d’elles nombre de gens, et parmi eux des enfants en bas âge, continuaient de faire référence au « Petit Papa Noël » dont j’avais déjà entendu le nom et les caractéristiques peu amènes lors du combat de neige dans la matinée. J’insistai mais cette Mme S., dont le ton dénotait un rare cas d’hystérie pathologique, ne semblait pas prendre ma requête au sérieux, et me dirigeait vers la collection d’ouvrages humoristiques. C’est dans cette partie excentrée de la bibliothèque que je rencontrais un individu particulièrement louche qui, sous l’excuse d’agir lui aussi pour le compte de ce « Petit Papa Noël » m’offrit quelques uns de ses cachets, de couleur rose, qu’il avalait compulsivement et que, pour ne pas le vexer, j’acceptais.
Je vis alors l’homme en question se diviser en deux hommes de petite taille, puis quatre. Et les quatre hommes entamèrent ce qui ressemblait étrangement à une danse de Saint-Guy. Je hurlais pour qu’il s’arrête. C’est alors que Mme S., accompagnée de deux de ses collègues, dont l’un des deux était un grand gaillard vigoureusement bâti, me fit mettre à la porte. Pendant ce temps, les quatre émanations de l’homme de tout à l’heure continuaient à chanter et à danser au premier plan de chaque endroit où mon regard se posait.
Je croyais que les ennuis étaient pour moi maintenant terminés, et que je pouvais tranquillement m’asseoir sur un banc pour voir le reste de la journée se fondre dans la douceur de la nuit. Mais non ! À peine m’étais-je assoupi sur le banc de bois vert, au cœur d’un square qui faisait face à la bibliothèque que je venais de quitter, qu’un nouveau projectile de neige frôla mon visage. Ouvrant à nouveau les yeux, je vis près de huit enfants, chacun possédant une anomalie physique des plus singulières, qui me regardaient d’un air moins menaçant qu’amusé par la crainte que j’éprouvais à leur endroit. Que pouvais-je faire d’autre que leur demander de me laisser en paix ? Mais ce ne semblait pas être le projet de ces chenapans. Et pour accentuer ma crainte, ils me présentèrent une dinde à deux têtes – dinde qui devait être, sans nul doute, l’animal familier de l’un d’entre eux.
Approchant mieux mon regard des corps des enfants, je remarquai des runes inscrites aux endroits où la maladie avait atteint leur corps, gravant un message que moi seul pouvait comprendre. J’avais appris les langues et les littératures germaniques et je pouvais lire, en vieux norre, la sentence suivante : ET TU NE TE REPOSERAS JAMAIS DE MOI. Un des enfants me présenta alors à nouveau la dinde à deux têtes qui hurla et commença à chanter un air sinistre. Je pris mon courage à deux mains et me frayai un passage de force entre les enfants, quittai le parc et décidai de ne plus jamais y mettre les pieds. Un dernier projectile confectionné à base de neige atteint mon oreille gauche alors que je refermai la petite porte de métal verte du square.
Je continuai à errer sans but dans les rues de Paris où les habitants s’adonnaient à des pratiques de fête. Je me perdais dans la foule dans l’espoir d’oublier jusqu’à mon nom, mon visage, ma vie. Alors, je ne pouvais jurer de la nature de ce que j’ai vu ou vécu, mais j’avais compris que tout cela d’une certaine manière était lié à cet homme qu’ils appelaient « Petit Papa Noël » et de ce qu’il était capable de faire. Et cela dépassait de loin ce que mon esprit était susceptible de supporter sans sombrer.