La vie d’une langue ne dépend pas de ceux qui la parlent mais de ceux à qui elle s’adresse. Elle est d’abord une maille pour attraper les êtres invisibles, un masque à pensées et une boîte à rêves. À la source de chaque langue, il y a sa relation avec la « langue des oiseaux », c’est-à-dire la façon dont elle entre en relation avec d’autres états de notre être – ceux que l’on appelle les Anges. Et tous les poètes parlent la « langue des oiseaux », qui est parfois la simple découverte d’un rythme ou d’une syntaxe émotive inédite. Toute parole poétique, comme tout amour, est un passage vers l’au-delà.
Ce n’est pas son mélange avec les autres langues qui appauvrit le français ; même avec l’anglais des films et de la musique pop. C’est sa contamination par le langage de l’entreprise, le jargon des publicitaires et politiques, la langue de l’information et de la communication. Ce qui tue une langue c’est son usage « de communication », c’est sa volonté d’être « comprise » à tout prix, son obsession à pénétrer dans le cerveau de son interlocuteur. Cette langue-là, qu’on voit à l’œuvre dans n’importe quel débat d’idées, on peut la haïr comme un viol, parce qu’elle ne s’adresse qu’à ce qui nous rabaisse. Elle ne nous perçoit que comme de la viande à voter, acheter, payer le prix fort et recommencer. Et on ne peut jamais lui répondre, puisque c’est à cet usage polémique qu’elle cherche toujours à nous rabaisser. C’est comme les oiseaux mécaniques qui pourrissent la vie du président Schreber : ça ne sert à rien de les insulter ou de les frapper ; le névropathe doit leur répondre par d’étranges variations homophoniques pour qu’ils se taisent – qu’ils se taisent, enfin. On doit faire pareil avec les managers, les publicitaires et les experts : seule l’interruption poétique pourra mettre fin à leur règne. On doit les tuer par un mystère qui les enferme et les dépasse. Qui écrira enfin Le Poème du management et de la mort ?
On dit que les hommes d’autrefois, menés par Nemrod, le roi-chasseur, avaient construit une tour pour accéder au ciel. Le démiurge la détruisit ; et de cette destruction provint la multiplicité des langues. Franz Kafka et Raymond Abellio ont tous deux parlé de la fosse de Babel. Mais le monde de la communication et du management nous apprend que Babel n’est ni une tour ni une fosse. C’est une plateforme – et c’est sur la plateforme de Babel que nous marchons tous aujourd’hui, priant pour qu’un démiurge revienne afin de la mettre en pièces une bonne fois pour toutes.
Car on ne meurt ni dans l’unification titanesque des Anciens, ni dans la dissémination des Modernes. On meurt dans la langue aplatie des ministres et des hommes d’affaires, des technocrates et des chroniqueurs télévisuels. Une langue que tout le monde parle, mais que personne n’écoute.