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Entretien pour Savoir
Paru en 2010

Contexte de parution : P.U.F.

Présentation :

Entretien réalisée pour la revue Savoir n°37 (actualités des éditions puf) publiée en juin 2010 et disponible ici.

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Vous êtes un OVNI dans le monde de l’édition. D’où venez-vous ? Ou peut-être où allez-vous ?

Je viens de la bande dessinée. A treize ans, je fréquentais J.C. Menu, Mattt Konture, Killoffer, les futurs fondateurs de L’Association, et ils m’ont appris à prendre les arts populaires au sérieux. Je me suis aussi passionné pour Frank Zappa, qui faisait de la pop music comme un alchimiste, transformant le doo-wop en Stravinsky. Ce sont les livres de Borges qui m’ont donné envie d’écrire, et de donner aux essais la dimension narrative de la fiction, avec ses chausse-trapes et ses labyrinthes, mais aussi sa dimension gnostique et illuminative. Mon autre discipline est la vidéo. Depuis dix ans, j’ai la chance de réaliser des films au sein de Sycomore Films avec un individu exceptionnel qui s’appelle Thomas Bertay, et qui sont l’autre côté d’une même expérience, actualisée sur un mode sensible.

Pourquoi s’intéresser encore à Twin Peaks ?

Twin Peaks est la première série télévisée moderne, donnant d’un bloc toutes les connexions, à la fois narratives et poétiques, avec lesquelles se débatteront les X-Files, Kingdom, Oz ou Carnivale suivants. Mais c’est également le lieu d’une expérience dramatique, à travers laquelle un cinéaste se confronte aux forces de la télévision. Ces forces, liées à la place du spectateur, dont les épisodes d’une série rythment la vie, rejoignent les étapes d’un processus initiatique. Mais ce processus est a priori renversé, puisque le spectateur est immobilisé, tandis que le disciple est mis dans l’obligation d’agir. Est-ce qu’on peut inverser un processus renversé ? Que peut une série télévisée ? Ce sont deux des questions avec lesquelles Lynch se débat dans Twin Peaks.

Selon vous, de Dante à David Lynch, il n’y a qu’un pas. Expliquez-nous…

Tout artiste, à un moment de son œuvre, décrit quelque chose qui répond à la définition d’un art poétique. Dante s’en charge dans Le Banquet, où il attribue la possibilité d’une divino lectia, une lecture ascentionnelle, par découverte de significations superposées, qu’on applique traditionnellement aux textes sacrés, à une œuvre poétique. Dans Fire Walk with me, David Lynch fait le même travail à travers le personnage de Gordon Cole et ses affaires « Rose Bleue » (qui sont une image de ses films). Il montre alors à ses agents « quelque chose d’intéressant » que ceux-ci doivent voir. C’est une présentation de son activité créatrice et à une méthode d’interprétation de celle-ci. Que Dale Cooper soit ensuite le Virgile du spectateur, et Laura Palmer sa Béatrice, sont les conséquences de cette décision.

Si  « Twin Peaks » est « le feuilleton qui doit impérativement être revu », en quoi signe-t-il la fin de la télévision ?

La télévision fonctionne sur des principes d’hypnose et d’amnésie. C’est quelque chose qui est vu et qui est automatiquement remplacé par quelque chose qui ne peut être vu qu’en abolissant la vision précédente. A partir du moment où l’on revoit une œuvre télévisuelle, on sort de sa temporalité propre pour commencer à l’interpréter. En outre, le lieu privilégié de ce médium est le plateau télévisé. C’est un lieu qui n’existe pas et qui se substitue au monde imaginal tels que l’ont décrit tous les grands philosophes hermétiques, de Shihaboddin Yahya Sohravardî à Marsile Ficin. Dans Twin Peaks, ce lieu est figuré sous le nom de la loge noire. À travers la figuration de ce lieu, les puissances d’envoûtement de la télévision sont mises à jour de sorte que cette dernière ne peut plus qu’exploser.

Vous étudiez la couleur, la musique, le symbolisme, somme toute l’esthétisme perturbant de Twin Peaks. En sort-on indemne ?

Sortir indemne d’une aventure comme celle que Twin Peaks propose serait le signe d’une profonde erreur. Si une œuvre d’art ne vous transforme pas substantiellement et ne modifie pas votre rapport au monde, c’est que vous ne l’avez pas vraiment pratiquée. David Lynch n’est pas sorti indemne de la création de Twin Peaks. Quelque chose s’est irrémédiablement brisé en lui, et c’est très sensible dans ses films suivants. Pourquoi devrions-nous, nous, qui avons été appelés d’une façon très particulière par cette œuvre, peut-être la plus grande de notre époque, en sortir indemnes ?