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Pacôme les autres
Paru en 2010

Contexte de parution : Technikart

Présentation :

Entretien avec Philippe Nassif.

Tu viens de publier en moins d'un an et demi un essai sur Gérard de Nerval, Led Zep et Twin Peaks... Tu as découvert la drogue de l'écriture rapide ?

Non, loin de là. Ce sont des livres que je portais en moi depuis longtemps. En fait, je n'ai écris jusqu'ici que sur mes passions d'adolescent. Les Beatles, Zappa et Led Zeppelin que j'ai écouté obsessionnellement dans mes années collège. Nerval, Roger Gilbert Lecomte ou Artaud que j'ai beaucoup lu à la fac. Twin Peaks, je l'ai découvert sur La 5 à 16 ans, et depuis je l'ai revues des dizaines de fois : j'aime le partager avec un nouvel ami ou une nouvelle amoureuse. Et j'ai toujours su que j'écrirais un livre dessus. Qui m'aura donc pris quinze ans. Ce qui a changé depuis quelques années, c'est ma découverte de la littérature mystique — notamment la kabbale, le soufisme, la pensée indienne, la Renaissance florentine. Dans mes livres, j'essaie donc de faire rencontrer ce savoir traditionnel et la culture populaire moderne.

Mais cette rencontre n'est-elle pas menacée d'artificialité ? On pourrait se demander si tu ne forces pas les choses lorsque tu affirmes repérer des éléments gnostiques à l'œuvre chez les Beatles, Led Zep ou David Lynch ?

Chez les Beatles ou Led Zep, ma démarche est liée à une appréhension des objets eux-mêmes : les textes, l'ordre des chansons, les images jouent avec des éléments issue de la tradition gnostique. Que ce soit une opération artificielle, on peut le croire jusqu'à un certain point. Car vient toujours un moment où ils te disent qu'ils savent ce qu'ils font. De même dans son film Fire Walk with me — qui est une sorte de prequel de Twin Peaks —, Lynch se met en scène dans le rôle du chef du FBI Godon Cole dont la caractéristique est de faire travailler ses agents sur des affaires « rose bleue ». Or, du Roman de la Rose à la communauté ésotérique des Rose-croix en passant par le Paradis de Dante, la rose est toujours symbole de la connaissance divine. Et donc Gordon Cole confie une mission à deux de ses agents en leur présentant sa cousine Lil, qui va se livrer devant eux à une danse silencieuse, burlesque, bizarre. Ce pourrait être une scène lynchéenne parmi d'autre. Sauf que tout de suite après, les agents vont interpréter les gestes de « Lil the dancer » : son visage renfrogné signale qu'ils auront des problèmes avec les autorités locales, sa main dans la poche suggère qu'on leur cachera quelque chose, la robe reprisée avec un fil d'une autre couleur est le code pour la drogue, etc. Et enfin, il y a une « rose bleue » épinglée sur la poitrine « mais, dit l'un des agents, je ne peux parler de ça. » Lynch nous livre la méthode idéale pour comprendre ses films : chaque scène devrait être interprétée comme on interprète un texte sacré. A partir de là, on ne peut plus dire que ce sont des choses qui viennent de son imaginaire et qu'il ne maîtrise pas du tout et

C'est ce qu'il déclare en interview...

Parce qu'il est cohérent avec son personnage : tel Gordon Cole, il suggère mais il n'explique rien. Tel Dante, il constitue une poétique, qui est toujours communication par signe.

Soit, mais on ne peut faire de Lynch un être réalisé qui nous délivrerait une connaissance secrète.

Non, et d'ailleurs l'évolution de Lynch, qui après Twin Peaks devient le disciple du fumeux gourou Sri Maharashi Yogi — également gourou des Beatles, des Beach Boys, d'Andy Kaufman — est très problématique. Mais un artiste n'est jamais réalisé, qu'il s'agisse de Lennon, Lynch, ou même de Dante et de Shakespeare. Car à la différence d'un mystique, l'artiste n’est pas délivré de ses passions : il doit les conserver au moins pour jouer avec elles. Mais son intelligence de ses passions lui permet de délivrer une œuvre dont la fonction est de nous rendre plus sensibles aux mondes invisibles que nous ne voyons pas et qui nous pourtant nous constituent. A un journaliste qui lui demande si les fans de Beatles ne mettent pas plus de choses qu'il n'y a dans leurs chansons, John Lennon lui répond : « elles y sont toutes ». Le journaliste s'écrie : « mais c'est impossible ! » Et lui : « Quand on a longtemps phosphoré sur une chanson, on y inclut énormément de choses même si on ne se souvient pas de tout ». Cette phrase a été mon passe pour écrire Poppermost et mes livres suivants. Je me suis senti autorisé par elle.

Quel était le projet des Beatles ?

A partir de leur disque Sergent Pepper’s Lonely Hearts Club band, les Beatles changent de statut vis-à-vis de leurs auditeurs. Ils abandonnent leur rôle de stars charismatiques. Ils enregistrent un album qui n'est ni la trace d'un concert passé, ni la possibilité d'un concert futur : la technique du rerecording leur permet de superposer deux voix du même chanteur ou de mixer deux bandes d'un même enregistrement, l'une à l'envers et l'autre à l'endroit. Cela change tout. Ils inventent le concept album. Il déplace le lieu d'émission de la scène au disque. Ils ne s’adressent plus à des foules, à des masses, mais à des individus singuliers. Toutes leurs chansons se mettent à parler des hommes solitaires : Nowhere man, Lovely Rita, Rocky Racoon, Her majesty, Bungalow Bill, etc. Et leur grand énoncé est celui d'Eleanor Rigby : « tous ces solitaires, d'où viennent-ils ? » Là est leur véritable création : une communauté des solitaires — le lonely hearts club band — que les Beatles désirent avoir autour d'eux. Et qui est sorte de gigantesque communauté gnostique, puisqu'elle n'appartient à aucune nation, à aucun culte préétabli, mais fonctionne dans le secret des cœurs : les appelés du disque des Beatles ne s'y reconnaissent qu'indépendamment les uns des autres. Alors bien sûr, la nouveauté de leur opération ne va pas le rester longtemps : elle va être reprise très vite par nombres d'artistes. Aujourd'hui, la personnalité solitaire à qui s'adresse les Beatles en 1967 s'est réalisée : les geeks, pourrait-on dire, sont ces gens là.

Cela m'a frappé en lisant « La main gauche de David Lynch » : tu participes à l'émergence de ce qu'on pourrait appeler le « geek mystique ».

Oui (rires) pourquoi pas. Mais Sergent Pepper se termine déjà sur une anamnèse. La chanson « A Day in the life » met en scène la transfiguration du quotidien : les éléments disjoints d'une journée ordinaire commencent à former un sens et tourbillonner ensemble, McCartney dit « Wake up » tandis que le morceau est traversé par un rêve. Il faut vivre les choses nous signifie les Beatles.

Avec Bill Gates et Quentin Tarantino en chef de file, le geek est devenu le héros et les soutier du capitalisme cognitif : son spectateur intégral, celui qui fait tourner la machine marchande. Or tu vises un au-delà en nous signalant un autre usage possible des œuvres pop.

Je crois qu'à partir du moment où tu revoies un film, par exemple, tu es déjà un spectateur informé : tu n'es plus simplement dans un rapport de consommation. L'acte fondateur de Twin Peaks est d'inventer la série qui doit être revue pour être pleinement comprise. Les créateurs de Lost diront s'être directement inspiré de ce principe. Je suis bien conscient que le travail d'interprétation ne suffit pas. Mais les grandes séries — Twin Peaks, Carnival, Lost — te rendent sensible à notre problème.

Quel est ce problème ?

Dans les années 20, Walter Benjamin parle du capitalisme comme d'une religion — et même, dit-il, la plus extrême de toute. Mais il n'avait pas encore sous les yeux l'âme du capitalisme qu'est la télévision. La télévision, ce sont des images qui viennent te chercher chez toi, t'accompagnent chaque jour, te squattent la conscience, occupent bruyamment un espace qui était dévolu jadis au silence. En envahissant ton espace intime,  elles agissent dans l'espace même de l'initiation. Ce que Henri Corbin appelle « l'espace imaginal » : ce lieu où se créent les formes par lesquelles les humains accordent leur confiance. La télévision est là pour te dire que le monde capitaliste peut être évocateur de beauté — c'est le rôle des émissions de variété — et que sa disparition représente un danger — c'est le rôle du JT. Elle est comme un monde imaginal mais enténébré. Ce qui est le plus symptomatique ce sont les talk show : ces lieux qui n'existent pas, occupés par des gens qui n'y vivent pas, mais qui, comme le petit ange et le petit diable de Milou, nous disent ce qu'on doit penser d'un sujet : des gens qui n'ont aucune relation concrète à l'espace et s'installent dans ta tête.

Twin Peaks a eu une influence concrète sur toi ?

Twin Peaks a été le début d'une interrogation sur la quête spirituelle. Dale Cooper va découvrir les frontières du monde et pénètrer la « Loge noire » : Lynch met en scène une quête initiatique de façon assumée mais dévoile en fait le versant négatif de cette expérience. C'est une contre initiation. A cette fin, il crée un personnage extraordinaire, jamais vu auparavant, l'agent du FBI Dale Copper interprété par Kyle MC Lachlan : un personnage de type shamanique, d'une douceur, d'une innocence, et d'une bonté extrêmes et donc sur qui nous pouvons projeter énormément d'affects. Or ce personnage, que l'on accompagne sur trente épisodes, pendant des mois, échoue et se transforme en son contraire : Bob le succube. C'est une démarche d'une radicale violence. A l'époque, tous les fans de la série étaient traumatisés. Parvenir à cette sensibilisation là est quelque chose de très nouveau, que permet la durée de la série télé et que personne n'avait réussi avant Lynch : un personnage engagé sur un chemin spirituel tombe à la fin dans son propre cauchemar. En fait Lynch  nous force à accomplir ce que Copper n'a pas réussi à accomplir. Tout ce qu'on a crée en le projetant sur ce personnage, il nous le restitue. Et cela nous renvoie à la vie : à l'idée, grosso modo, que tu ne peux connaître une initiation en étant simplement assis sur une chaise. A un moment, il faut donner un grand coup de tomahawk sur la télévision, comme au générique de « Fire walk with me ». Lynch se sert de la télévision pour nous désenvoûter de la télévision. C'est « la voie de la main gauche » tantrique : affronter le mal en retournant contre lui ses propres armes.

Il nous montre aussi, dis tu, le mauvais chemin qu'est le new age.

On pourrait dire qu'avec l'advenue du capitalisme, la démarche initiatique s'est trouvée pervertie. A partir du moment où Eliphas Levi, au 19ème siècle, invente l'occultisme, il y a comme une inversion : là où les savoirs mystiques visaient un dépouillement de l'être, l'occultisme, et aujourd'hui le new age, prônent une intensification de la subjectivité. Et de fait Dale Cooper commence à commettre des erreurs lorsqu'il tombe amoureux de Annie Blackburn. Il y a confusion entre sa quête et ses passions, entre ce qui relève du psychique et ce qui relève du spirituel. De même le new age accueille tous les signes sans les discriminer alors que certains signes peuvent être mauvais ou trompeurs. Au contraire, l'enjeu d'une authentique initiation est d'accéder à cette capacité de discrimination.

Ton entreprise part donc de l'hypothèse que la pop culture se soutient d'un texte caché : comme une doublure du monde capitaliste qu'il faudrait apprendre à lire ?

Oui mais je n'ai aucune solution à proposer. Le travail ne fait que commencer. Il y a un texte mais celui qui parviendra à véritablement l'interpréter sera un être réalisé. Mais selon des conditions nouvelles : pas celles de l'occultisme ni celle de la tradition. Il s'agirait en fait de dire la tradition première dans une langue étrangère. De redécouvrir dans un miroir inversé le propos initial — ce temps lointain et dont les artistes gardent la nostalgie où la poésie et le sacré n'était pas séparés l'un de l'autre.

Après la communauté des solitaires créée par les Beatles, après la contre-initiation mise en scène par Lynch, est-ce qu'il n'y a pas aujourd'hui un nouveau bougé dont tes livres seraient le sismographe ?

Il y a une chose qui n'a pas lieu à l'époque de Twin Peaks et dont Lost est le chef d'œuvre : le « lostpedia ». Lynch a manqué d'un « twinpeakspedia »  qui aurait fait que le spectateur n'aurait pas abandonné la série en cours de route et que la chaîne n'aurait pas pu interrompre la série. Le spectateur de Lost n'a pas besoin qu'on lui explique : il va chercher sur le lostpedia, qu'il a lui même créé, ce que l'œuvre ne lui dit pas. Ca, c'est une grande nouveauté.

L'internet comme média de la communauté des solitaires ?

En nous offrant de disposer de presque tout le savoir universel, l'internet pose aussi un grand problème : la digestion de ce savoir, sa transformation réelle. Telle est question qui se pose : le « geek mystique » a-t-il la possibilité de transfigurer la situation ? De convertir ce savoir passif en savoir actif ? Le fait que la totalité de la production musicale, de Monteverdi au Residents, tienne maintenant sur trois ou quatre disques durs, peut-il produire une grande musique, qui soit à la fois synthèse de tout ce qui a été entendu et création absolument cohérente au moment où elle surgit : une évocation de cet « escalier vers le paradis » — pour citer Led Zep —, qui devient invocation, et permet à celui qui l'écoute d'être transformé, d'aller là où la musique le guide, de créer ce que Rimbaud appelle « le nouvel amour » ? Je n'ai pas de réponse. Ce qui est sûr, c'est qu'on ne peut plus être dans un simple rapport de continuité à la tradition : notre lien à elle s'est irrémédiablement brisé. Il faudrait créer de nouveaux outils de discrimination qui seraient des nouveaux outils de création. En ce sens, on se retrouve un peu dans la même situation que les penseurs de la Renaissance confrontés eux aussi au surgissement d'un savoir gigantesque. Et peut-être pouvons nous trouver chez eux les indices d'une technique d'approche. Marsile Ficin découvrant le « corpus hermeticum » se pose la question de la tradition primordiale, c'est-à-dire de la tradition d'où découleraient toutes les traditions — qu'il s'agisse du corpus biblique, mazdéen, zoroastique, indien. Et ça a donné la période la plus créatrice de l'humanité, même si c’était sur fond de guerres civiles atroces.

De même, la noirceur du monde contemporain n'invalide pas l'hypothèse d'une seconde Renaissance.

En effet. On va vers un monde de très grandes violences. Aujourd'hui une poignée de traders peuvent jouer le destin de la Grèce au nom d'intérêts privés. Mais ça n'empêchera des réalisations humaines prodigieuses d'advenir. Je pense qu'on a passé le plus problématique. Cela va encore avoir des effets, mais la zone où les êtres humains sont perdus, incapables d'agir, désorientés, est derrière nous : c'est un portrait de l'homme contemporain que l'on a déjà tous très bien analysé. Ce qui s'annonce sera à la fois plus violent et plus intéressant.

Lost dessine d'ailleurs une figure très moderne de la communauté : une communauté orpheline.

Lost est singulier en ce que tous les personnages qui se révèlent être destinés, sont au départ des gens qui ont raté leur vie : des losers des 40 ans avec des vies affectives en dent de scie et des carrières professionnelles emmerdantes. Ce ne sont pas des super héros en carton pâte. Ils sont à l'image de l'occident H.S., avec des pères violents, absents, alcooliques. Et ils se retrouvent dans une situation exceptionnelle où se découvre leur exceptionnalité. Cette communauté d’enfants perdus va tenter de régénérer le monde d'une façon à la fois lucide et héroïque. Twin Peaks était une exploration de l'intériorité de l'individu. Lost interroge ce qui fait la relation humaine. C'est un complément indispensable.

C'est l'étape suivante.

Oui. Et cela rejoint la question qu'on se pose tous : qu'est-ce que réussir ou rater sa vie ? La réussite sociale, la focalisation sur les stars, la Rolex avant 50 ans : tout cela a clairement montré ses limites. On peut reconnaître au geek d'avoir commencé à abandonner ces idoles là. Lui affronte d'autres problèmes. Il affronte le problème de la solitude.