Entretien réalisé par Olivier Joyard.
Pourquoi une série télé, objet peu noble dans la tradition intellectuelle française, est-elle pour vous un objet d’étude et de réflexion ? Et pourquoi Lost en particulier ?
Les intellectuels passent à côté des séries, comme ils sont passés à côté de la musique populaire ou de la bande dessinée. Mais nous n’avons pas plus besoin d’un intellectuel pour nous dire comment penser que d’un monsieur météo pour savoir où le vent souffle.
Vous évoquez « l’alliance réalisée dans cette fiction populaire entre écriture sacrée et narration moderne ». En quoi Lost est elle simultanément archaïque et actuelle ?
Les personnages de Lost sont des hommes comme vous et moi : ils ont un énorme potentiel, qu’ils sont incapables d’exploiter, ils sont sombres, solitaires et tristes, et ils sont lucides quand à leur responsabilité dans l’échec de leur vie. La puissance archaïque de Lost vient de sa dimension initiatique : son objectif est de nous confronter au caractère illusoire de nos ambitions, afin de nous réorienter vers la connaissance. Lost raconte la même chose que la Baghavad Gîtâ ou Le Langage des Oiseaux de Attâr, mais elle le raconte avec les formes d’aujourd’hui : suspens, rebondissements, renversements de perspective, labyrinthes psychologiques, twists narratifs…
Combien d’heures de votre vie avez-vous passé devant Lost et comment définir la passion qui vous a envahi ?
Pendant six ans, je n’ai pas passé une journée sans penser à Lost. J’ai étudié ma vie à travers Lost comme j’ai analysé Lost à l’aide des écrits de Henry Corbin et de René Guénon. Réciproquement j’ai mis ma propre vie à l’épreuve pour comprendre les écrits de ces derniers comme les parcours de Jack, de Locke ou de Desmond.
Le livre interroge constamment la position du spectateur, qui est à la base même de l’expérience Lost. Pour vous, les demandes d’explications de beaucoup de fans de la série se trompaient de cible. Comment être un « bon » spectateur de Lost ?
Il faut voir Lost comme un miroir. Cette série parle d’une catastrophe par lequel nous sommes passé : celle de la destruction de l’existence spirituelle. Elle a eu raison de nous promettre des réponses qu’elle ne nous donnerait pas. Elle n’a cessé de montrer des personnages (de Ben à Richard) promettre à d’autres personnages des réponses qu’ils n’avaient pas eux-mêmes. Au final, elle avait le même but qu’eux : préparer, parmi ses spectateurs, de nouveaux « Jacob », des « candidats » au gardiennage de l’existence spirituelle.
La dimension politique est très forte à vos yeux. Vous expliquez que la cinquième saison cite la version anglaise de l’internationale. Lost serait-il le grand récit contemporain qui accepte la fin de l’occident et de ses valeurs libérales/individualistes, pour permettre de passer à autre chose ?
Dans Lost, les hommes sont libres mais ils sont prisonniers de leurs déterminations ; ils sont égaux, mais ils n’existent que sous les formes de la prédation et de l’amertume. Le capitalisme a prouvé qu’il ne menait qu’à la destruction ; mais on n’en aura pas fini tant qu’on ne se sera pas réorienté à partir de ce qui est commun aux pensées traditionnelles, à savoir l’exégèse et la vision. Lost ne cesse de jouer avec notre désir de liberté, ne cesse de dire que « nous avons le choix », mais, à la fin, elle dit tout autre chose. Elle dit : « J’avais besoin de quelqu’un, et ce quelqu’un, maintenant, c’est toi. »
Henry James, dont vous citez Le tour d’écrou et L’image dans le tapis, aurait-il écrit une série télé s’il vivait aujourd’hui ?
Une des choses que Lost nous apprend, c’est de ne pas penser l’Histoire au conditionnel. Henry James n’aurait pas pu vivre aujourd’hui, vu qu’il a vécu hier, mais en passant par notre époque, par un tour de la Roue du Temps, il a sans doute contribué à l’élaboration de mindfucks narratifs, qui plongent le spectateur dans des abîmes de perplexité, l’obligeant à parfaire son regard et à se réorienter. D’un autre côté, c’est peut-être les scénaristes de Lost, qui se sont retrouvés au XIXe siècle, à Londres, et qui ont suggéré à Henry James de ne pas révéler le secret de l’écrivain qui obsède le héros de L’Image dans le tapis, histoire que ses lecteurs se plaignent : « Nous voulons des réponses, Mr. James ! Nous voulons des réponses ! »