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Ederlezi
Paru en 2015

Contexte de parution : Espace(s)

Présentation :

Publication dans le numéro 11 de la revue Espace(s) d'avril 2015.


Cité(s) également : plusAlain Kan, menu_mondes.pngBeatlesmenu_mondes.png, Charles Mingus, Damon Lindelof, David Bowie, Duke Ellington, Frank Black, menu_mondes.pngFrank Zappamenu_mondes.png, George Clinton, Hamza Youssouf, Henry Corbin, Kool Keith, Lee Perry, menu_mondes.pngLostmenu_mondes.png, Marilyn Manson, René Daumal, Stanley Kubrick, Sun Ra, Thelonious Monk, William Burroughs




« Tu sais ce qu’ils disent dans l’espace ? chante Marilyn Manson sur Dissociative, que notre Terre est grise. » Et David Bowie, de Space Oddity à Looking for Satellites, en passant par Life on Mars ? et Ashes to Ashes, n’a cessé de jouer au capitaine perdu dans les espaces infinis, incapable de revenir sur Terre. Frank Black hurle « I believe in Space » sur Trompe-le-Monde. Même Alain Z. Kan, le « David Bowie français » – qui chantait La Vie en Mars et disparut mystérieusement sur la ligne 1, entre les stations Châtelet et Gare de Lyon, le 14 avril 1990 – avait des allures de cosmonaute androgyne post-humain. Dès qu’un rocker joue les astronautes, il laisse courir sa pensée, et elle se dévide comme une bobinette cherrant, en passant du coq-à-l’âne, à mi-chemin du loup et de la grand-mère qu’il vient d’avaler… On traverse les 108 rêves et les 1002 illusions, un peu comme Hal dans 2001 quand Dave Bowman désactive ses blocs mémoires… Et le conquistador de l’espace finit par trouver ce qu’il ne cherchait pas, et ne savait pas même que ça existait… Lee Perry et George Clinton ont réussi à produire la musique politique la plus joyeuse, vivante, révolutionnaire, en inventant des hymnes de science-fiction pour épiphaniser la diaspora africaine. Et déjà Sun Ra : Space is the Place ! We travel the spacewaves ! Ou encore Space Loneliness dans lequel son piano élabore une ligne mélodique erratique, très différente des déséquilibres swinguants de Thelonious Monk ou des affirmations et ponctuations de Duke Ellington, et qui rayonne d’optimisme : comme si la solitude du cosmonaute était une étape consentie de sa quête révolutionnaire…

Mais le plus inattendu dans ce jeu avec l’espace et la traversée des rêves reste encore Frank Zappa. Sur un de ses disques les plus intimes, Apostrophe (’), le musicien, admirateur déclaré de Cordwainer Smith, tente un autoportrait onirique où s’affirme son sens de la découverte fortuite des raisons mystérieuses qui orientent les êtres : une sorte d’esquisse de l’artiste en personnage de fiction. Du rêve de Nanook l’eskimo au caniche de la continuité conceptuelle, il passe en revue ses multiples personae, et, au centre, mystérieux, il enregistre cette très courte chanson (1 minute 30) : Excentrifugal Forz. Avec un titre en portemanteau-words qu’on pourrait traduire par Forze excentrifuge, c’est un air rempli de chicanes et de fausses pistes situé dans une cabine spatiale perdue quelque part dans le cosmos. Les chansons de réclusions et de mélancolie ne sont pas si rares chez Zappa. Deux de ses plus beaux thèmes, Outside Now et Watermelon in Easter Hay, sont des thèmes de la solitude, de l’isolement, de la tentative de créer un lien entre soi et le reste du monde par la musique – et leur exécution semble se situer à 2000 années lumière de la Terre… Mais, dans Excentrifugal Forz, le narrateur, dit-il, n’est « jamais vraiment seul ». Il joue le blues avec Korla Plankton et son « Organisme monocellulaire Hammond » et appelle Caninotentacule lorsqu’il veut se renseigner sur le futur : « (…) parce que c’est là d’où il vient : ses petits pieds sont devenus longs et flexibles et des pigeons tombèrent dans le panneau au moment où il passa la ligne rouge entre « un peu plus tard » et « il était une fois ». »

 

La « ligne rouge entre « un peu plus tard » et « il était une fois » », c’est celle qui sépare la science-fiction du conte – l’extrapolation scientifique et la pure matière folklorique. Avec Excentrifugal Forz, Zappa annonce la poétique SF absurdiste à laquelle Kool Keith donnera ses lettres de noblesse dans les années 90. Ancien danseur, d’abord connu comme membre des Ultramagnetic MCs, à partir de 1996, alors qu’il s’éloigne de la scène rap East Coast et quitte New York, Kool Keith multiplie les disques sous hétéronymes : Dr. Octagon pour l’album Dr. Octagonecologyst (1996), Dr. Dooom pour First Come, First Served (1999), Black Elvis pour Lost in Space (1999) et investit aussi les personnages de Rhythm X, Mr. Gerbik, Willie Biggs, Reverend Tom, Sinister 6000, Robbie Analog… Les masques de Kool Keith sont autant de personnages tirés d’un rêve bizarre. Livin’ Astro, Lost in Place : avec un mixte psychédélique d’imaginaire horrifique et sexuel, les chansons de Kool Keith sont des voyages dans une identité fissurée qui défie l’espace et le temps, et dont les morceaux s’éparpillent comme un puzzle impossible. Comme l’explique très bien Totochabo dans La Grande beuverie de René Daumal, la solitude non-consentie, non-désirée, non-assumée, entraine nécessairement la dissociation intérieure de l’être humain : « Quand il est seul, le microbe (j’allais dire : l’homme) réclame une âme sœur, comme il pleurniche, pour lui tenir compagnie. Si l’âme sœur arrive, ils ne peuvent plus supporter d’être deux, et chacun commence à se frénétiser pour devenir un avec l’objet de ses tiraillements intestins. N’a pas de bon sens : un, veut être deux ; deux, veut être un. Si l’âme sœur n’arrive pas, il se scinde en deux, il se dit : bonjour mon vieux, il se jette dans ses bras, il se recolle de travers et il se prend pour quelque chose, sinon pour quelqu’un. Vous n’avez pourtant qu’une chose en commun, c’est la solitude : c’est-à-dire tout ou rien, cela dépend de vous. »

Tous les rêves, toutes les révoltes, toutes les révolutions ont une source : la nécessité d’un être-en-commun entre les hommes et la certitude qu’il est possible de l’actualiser. Le recours à l’allégorie spatiale ou à la science-fiction, voire même à l’hypothèse extraterrestre (chez Sun Ra ou chez George Clinton) tient à la difficulté, voire à l’impossibilité, d’arriver à inscrire cet être-en-commun sur la Terre – d’arriver à une cohésion suffisante pour sortir de la situation catastrophique dans laquelle se trouve empêtrée l’humanité actuelle. Alors que, jour après jour, la situation se fait plus pressante, nous sommes toujours dans les contradictions suivantes : Seuls des sages devraient nous diriger, et les sages refuseront toujours le pouvoir. Les égoïstes et les salauds ne devraient pas être aux commandes de la planète, et les égoïstes et les salauds sont les seuls assez inconscients, assez égoïstes ou salauds, pour se sentir légitimes à le faire. La révolution ne sera possible que lorsque les personnes qui la feront auront été capables de renoncer à l’égoïsme et au pouvoir, et, ses personnes-là refuseront toujours de diriger les autres, refuseront toujours de décider pour les autres de ce qui doit se passer ensuite. Toutes les révolutions ont été confisquées, et pourtant, plus que jamais, la révolution est nécessaire. Ou sinon nous périrons pour avoir manqué de nous révolter.

 

Le 6 mai les Tziganes des Balkans fêtent Ederlezi. Ederlezi vient du turc Hidrellez, le début du printemps, le premier jour de la saison chaude appelée « jours de Hizir », environs 40 jours après l’équinoxe du printemps. La saison chaude dure 186 jours, jusqu’au 18 novembre où commence la saison froide, « jours de Kasim », s’étendant sur 179 jours. C’est pendant la domination turque que cette fête s’est transférée dans les Balkans où elle est devenue, pour les slaves, la Saint-Georges, et, pour les Gitans, le festival de « tous les Roms » (Sa o Roma), qu’ils soient chrétiens, musulmans ou autres. Hidrellez associe les noms de deux prophètes : Le Khizr (Al-Khidr, ou Hizir en turc) et Elie (Ilyas). Dans un conte, le Khizr et Elie découvrent une source et s’installent sur son bord pour manger du poisson sec. Le poisson tombe dans l’eau, Elie et le Khizr plongent pour le récupérer et, dans l’eau, le voient s’agiter vivant ! Ils comprennent que cette source est une source d’immortalité, un soma et que eux aussi viennent d’en boire. Ils promettent alors de se revoir à nouveau chaque nuit du 5 au 6 mai, pour chaque année redonner vie à la nature. Le Khizr est le protecteur des plantes et des pauvres ; Elie, celui des eaux et des animaux.

« Nous n’envoyons les envoyés que comme annonciateurs et avertisseurs. » Le Khizr est le personnage le plus mystérieux de l’Islam. Dans Le Coran, il apparaît sous la dénomination « un de Nos serviteurs » (‘Abdan min ‘ibâdinâ) dans la sourate XVIII, La Caverne. Moïse, alors qu’il atteint les confluents des deux mers, oublie le poisson qu’il comptait manger, et celui-ci reprend son chemin dans la mer. Moïse revient sur ses pas, cherchant son poisson, et rencontre le Khizr. Moïse est frappé par sa science, et veut suivre le Khizr, mais ce dernier, comme le jeune Ben dans Lost lorsqu’il rencontre Richard Alpert, lui demande d’être « très patient » ! « Si tu m’accompagnes, ne m’interroge sur rien avant que je t’en donne l’explication. » On considère que Moïse et le Khizr forment deux expressions de la relation à la divinité : l’une, exotérique (et Moïse typifie les monothéismes, leur soumission à la Loi) et l’autre ésotérique (et pouvant indifféremment s’accorder à toute expression de la divinité). « Le Khizr est supérieur à Moïse en tant que Moïse est un prophète investi de la mission de révéler une sharî’a. Il découvre précisément à Moïse la vérité secrète, mystique (haqîqa) qui transcende la sharî’a, et c’est pourquoi aussi le Spirituel, dont le Khizr est l’initiateur immédiat, se trouve émancipé de la servitude de la religion littérale. » (Henry Corbin). Les « disciples du Khizr », comme Ibn Arabi, sont ceux qui ont été initié sans l’aide des hommes – les porteurs d’une « initiation directe ». Le Khizr est appelé L’Homme Vert ou le Verdoyant – et il est associé, dans l’Islam shiite duodécimain, au XIIe Imam, puisque celui-ci est supposé résider dans l’Ile Verte.

Beaucoup de gens se sont posés la question de l’origine du Khizr et de sa signification. Certains estiment qu’il s’agit d’un emprunt à L’Epopée de Gilgamesh et sa quête de l’immortalité. Hamza Youssouf pense qu’il s’agit du Bouddha. On le retrouve dans beaucoup d’autres cultures et cultes – et il apparaît même dans la geste arthurienne sous le nom du Chevalier Vert. Et si l’image de l’extra-terrestre comme petit homme vert était une épiphanie tardive de l’homme vert – soit l’intermédiaire entre la divinité et un peuple éloigné, auquel elle ne comptait pas initialement s’adresser ? Même l’île verte des récits shiites a déjà un côté « planète interdite », se situant, comme l’île de Lost, « au-delà du 8e climat ».

Qu’est-ce que ça veut dire, au fond, ces apparitions d’homme vert ou de petit homme vert ? Ou tous ces récits de cosmonautes, d’astronautes qui rencontrent quelque chose ou quelqu’un alors qu’ils sont perdus dans le cosmos ? Cela signifie, comme le dit l’antienne SF bien connue, que : « Nous ne sommes pas seuls. » La chanson Ederlezi parle de la fin de la solitude. Les couplets sont la voix du jeune berger obligé de rester à l’écart pendant la fête de Ederlezi alors que tous les Roms font la fête (« Sa o Rroma daje, avri besena – avri besena, a me khere besava ») mais le refrain l’appelle à les rejoindre.

Nous n’avons jamais été seuls. Chaque homme est déjà deux – ou même trois (« En d’autres termes, il y a trois hommes en moi » : c’est comme ça que Charles Mingus commence son autobiographie). L’homme est subdivisé comme les trois personnes de la grammaire : il est « je », « tu » et « il » ou « elle ». Il y a celui qui parle et celui à qui l’on parle ; et parfois celui de qui l’on parle. Perdu au fin fond de la galaxie, il y a toujours quelqu’un pour s’adresser à nous. Et débarrassé de toute théologie, il y a toujours une apparition pour nous rappeler à notre tripartition constitutive.

Toute notre culture S.F. parle d’hommes qui repoussent les limites de l’inconnu et s’aventurent dans des terrains jamais frayés auparavant. Toute notre culture S.F., forme sécularisée de la quête initiatique, présente la conquête spatiale comme une conquête de l’inconnu : « là où l’homme n’a jamais encore mis les pieds. » Après la fin de la conquête de la Terre, une fois que la Terre fut entièrement « découverte », il fallait un nouvel espace pour typifier la volonté acharnée de l’homme à se confronter à l’inconnu. Et dans tous ces récits, il est question de trouver des choses auxquelles on ne s’attendait pas.

La sérendipité, c’est la marque du Khizr. C’est l’expression du Khizr dans la connaissance. C’est ce qu’on trouve quand on ne le cherchait pas, et qu’on cherchait autre chose. C’est le fait que, quoi qu’on fasse et où qu’on aille, même dans les pires moments, surtout dans les pires moments, nous ne sommes jamais seuls. Mais ce que nous trouvons, c’est toujours plus surprenant encore que ce que nous pensions – et ce sera le cas jusqu’à la fin de ce cycle de manifestation, jusqu’à la fin de « ce monde ».

 

J’ai une amie qui n’a cessé de me répéter, presque à chaque fois qu’on s’aventurait dans une conversation lourde, sérieuse, sur la vie, l’amour, la mort, le vide, le vent… « In the end, deep down, you’re all alone. » Je crois que c’est le sentiment qui prend chaque personne qui descend profondément dans l’abîme. « In the end, you’re all alone. » Derrière chaque souffrance, derrière chaque offense, derrière chaque blessure, derrière chaque douleur : le sentiment de la solitude. Personne ne sait ce que j’éprouve. Personne ne peut savoir ce que j’éprouve. Toute la grande poétique gnostique, de Nag Hammadî aux Beatles, et jusqu’à Lost ou The Leftovers, est une exploration de la solitude – une tentative d’interroger la solitude, ou de réunir les solitaires sous une commune société. Et toute conquête spatiale est un voyage à travers les rêves et les illusions de chacun, avec l’impression que ce voyage nous rendra plus seul encore à l’arrivée. On quitte femmes, enfants, théologie, etc. Vous vous souvenez de William Burroughs dans Le Job : « Pour voyager dans l’espace, vous devez abandonner derrière vous la vieille ordure verbale : le discours Dieu, le discours pays, le discours amour, le discours parti. Vous devez apprendre à exister sans religion sans pays sans alliés. Vous devez apprendre à vivre seul en silence. »

Mais ce que l’expérience nous montre, et ce que la Tradition raconte – du Khizr aux extraterrestres – c’est que personne n’est jamais seul. Personne ne vit jamais seul. Personne ne meurt jamais seul.

A la fin, tu n’es pas seule, Zeynep.