Publication dans le numéro 3 de l'éprouvette chez l'Association.
Mark Beyer excelle dans les décors en deux dimensions et les perspectives bouchées : les longues rues froides et sombres sur lesquelles flottent des espèces de figurines de plastique plates, aux jambes filandreuses et aux visages neutres et désagréables. Ses bandes dessinées sont pleines de ces pantins détestables, mi-hommes mi-animaux, aux consciences opaques, aux têtes un peu trop grandes par rapport au reste du corps, aux yeux ronds d’oiseau ou de poisson, au sexe incertain et au corps flasque, qui apparaissent et disparaissent dans le seul but de pourrir la vie de ses deux « héros », Amy et Jordan, et les faire passer d’un décor angoissant et vide à un autre, plus angoissant et vide encore : Incipit Monotonia.
C’est la répétitivité que connaissent les grands dépressifs, l’impression désagréable que tous les points du globe sont devenus absolument identiques, et qu’on peut bien faire le tour du monde, on se retrouvera toujours confronté aux mêmes lieux et aux mêmes gens, aux mêmes malaises et aux mêmes peurs. Amy et Jordan peuvent travailler, ne pas travailler, prendre des vacances, rester chez eux, faire des projections astrales dans leur sommeil, combattre contre des monstres ou des insectes géants, s’étendre au milieu de la rue ou rester des journées entières dans leur lit, ça ne changera rien à leur cauchemar. Ils ne manquent de rien. Au contraire, ils sont repus de tout, obèses d’expériences et de frustrations. Ils sont remplis de la pesanteur propre à leur interminable existence, remplis de l’épaisseur insoupçonnable de leur conscience retorse et viciée. Éternellement en peine pour un jour de farniente sur la Terre.
Le monde de Amy et Jordan est un « New York Potemkine » : Comparable à ces faux villages de paysans idylliques que – Adolf Helbig dixit – le ministre Grigori Potemkine avait construit en 1787 tout au long du chemin de Catherine II de Russie pour lui épargner la vue de la misère réelle du peuple. Appartements, bureaux, bars, hôpitaux, prisons, plages peuplées de monstres et, surtout, rues infiniment longues et monotones : c’est une succession de métropoles vite-torchées vite-bousillées, une accumulation de buildings monochromes taillés dans le carton-pâte. Mêmes les cases de ses histoires sont posées comme des cubes sur les frises africaines de la page. L’Univers de Mark Beyer rappelle à la fois les échafaudages de cinéma primitif, les villes bricolées de Hollywood, et les cités célestes visitées nuitamment par les corps astraux de Swedenborg et de Madame Blavatsky, remplies d’anges chapeautés ou de Mahatmas stupides.
Mark Beyer est né en 1950 à Bethléem en Pennsylvanie et c’est à peu près tout ce qu’on peut en dire. C’est dans la bibliothèque de ses amis Art Spiegelman et Françoise Mouly qu’il a découvert, par la lecture de livres et de comix, les artistes qui eurent la plus grande influence sur son œuvre : Lyonel Feininger, Rory Hayes, et, avant tous, George Herriman. Il a auto-édité plusieurs comix de 1976 à 1979 (« Tony Target » # 1, 2 et 3 ; « A disturbing evening and other stories » ; « Amy & Jordan at Beach Lake ; « Death »), participé à « Arcane » à partir de 1976 et tous les numéros de Raw, publié – entre autres – dans le « Village Voice », le « New Musical Express », le « New York Times » et fait quelques animations sur MTV dans le cadre de Liquid TV. Il a dessiné des pochettes de disque pour Snakefinger (« Manual of Errors »), les Residents (la compilation « Memorial Hits »), John Zorn (« Spy Vs. Spy »). Il a surtout composé quatre très grands livres qui sont autant d’aérolithes tombés sur une Terre trop grise : « Dead Stories » (1982/2000), « Agony » (1987), « We’re Depressed » (1999) et le recueil des strips de « Amy+Jordan » (1993/2004).
Un artiste est quelqu’un qui rend objectivement sensible quelque chose qui était déjà là, mais dont on se contentait d’une perception confuse, et qu’on était incapable d’étayer par des exemples concrets ou d’en restituer le contexte d’apparition, le cadre d’évolution et les conditions de désagrégation. Un artiste nous fait savoir ce que nous savions mais que nous ne savions pas que nous savions. En circonscrivant ce qui nous blesse, il intercède à sa cicatrisation ; et, en plongeant corps et âme dans un océan de désespoir, il ressort avec un grand poisson coloré, éblouissant, aux écailles magnifiques. Il y avait peut-être besoin du corpus impitoyablement clair de Mark Beyer pour qu’on prenne conscience de ce qu’il y avait de viscéralement angoissant dans l’atmosphère des années quatre-vingt et qui se dissémine encore jusqu’à nos jours. Il y avait sûrement besoin de ces pages lucides et dures pour que ce désespoir se transforme mystérieusement en plaisir, en joie. Comme les Residents dans le domaine de la pop music, Mark Beyer aura réussi à transfigurer le cynisme et le mélodrame des depressive eighties, et leur offrir une forme, à la fois primitive et excessivement raffinée, délicate et cruelle, effrayante et enfantine, à travers laquelle on a pu en expérimenter le caractère héroïque. Car il aura fallu une dose incroyable – et incroyablement sous-estimée – d’héroïsme, un stoïcisme quasi-africain, pour ne pas basculer dans l’autisme ou l’idiotie quand ce nouveau monde (ce « nouvel ordre du monde », selon l’aimable expression récapitulative de George Bush Père) s’est imposée à la barbe de toutes et tous. C’est un héroïsme qui se traduisit dans la construction d’un nouveau corps, ni vraiment adulte ni vraiment enfant, mais plutôt prématuré, larvaire, et bloqué avec provocation dans l’état de néoténie comme si nos mères avaient élevé à notre place un placenta. Le modèle serait Grégoire Samsa, le héros de « La Métamorphose » de Kafka, dont la transformation en scarabée est connexe de son suicide social. Tous les symptômes de la dépression endogène unipolaire y sont transmués en kit de survie éthique pour un monde inacceptable : douleur intense, ralentissement psychomoteur, aboulie, régression affective, inhibition, autodévaluation… Il n’y a pas de pire provocateur, il n’y a pas de contestataire plus évident de l’ordre du monde, qu’un dépressif ordinaire, un inadapté moyen, replié dans l’obscurité de sa chambre, qui ne fait chier personne, ne demande rien et surtout pas de travail ou de divertissement, ne donne à personne de leçons, ne nous engage à rien mais se contente – car c’est déjà énorme – de trouver de bonnes raisons de ne pas se suicider en construisant lentement un univers symbolique, un crible dans le chaos des sensations qui soit en mesure de se substituer à notre détresse. On ne remerciera jamais assez les dépressifs du mal qu’ils ne nous font pas.
« L’image-viseur que nous acceptons comme « réalité » nous est imposée par la puissance-contrôle de cette planète, écrivait Burroughs, une puissance principalement orientée vers le contrôle total. » Le monde des années 80 était celui de la crise des anciennes institutions : école, armée, hôpital, prison, usine. Reprenant les analyses de Foucault comme les intuitions de Burroughs, Gilles Deleuze a défini les années 80 comme une époque de transition entre les sociétés disciplinaires et celui des sociétés de contrôle. C’est un monde où l’entreprise a remplacé l’usine, ainsi que la « modulation de chaque salaire, dans des états de perpétuelle métastabilité qui passent par des challenges, concours et colloques extrêmement comiques ». C’est le monde de la formation permanente, de la communication instantanée, du contrôle continu et de l’atermoiement illimité : « Dans les sociétés de discipline, on n’arrêtait pas de recommencer (de l’école à la caserne, de la caserne à l’usine), tandis que dans les sociétés de contrôle on n’en finit jamais avec rien, l’entreprise, la formation, le service étant les états métastables et coexistants d’une même modulation, comme d’un déformateur universel. » On peut ajouter que l’instrument principal de son esthétique musicale est le synthétiseur, qui reproduit implacablement l’apparence des sons des instruments, en aplatissant toutes leurs aspérités, leur dimension, faisant d’un souffle complexe un simple indice, un chiffre réduisant policièrement le corps des instruments à leur identité. Au synthétiseur s’adjoint la boîte à rythme, qui détruit la pulsation et la régularité relative du meilleur batteur en le subtilisant au beat impitoyable de la machine (la boîte à rythme est l’instrument militaire le plus raffiné de la joie armée – « Je n’aime pas les marches militaires parce qu’elles ressemblent à de la musique disco » disait Captain Beefheart). Ces synthétiseurs, tout le long des années 80, les Residents les firent hurler, pleurer, gémir en tant que tels, et indépendamment des instruments qu’ils étaient supposés simuler. Ces boîtes à rythme, ils les mirent en pièces avec une joie terrifiante. Ce monde du travail, Mark Beyer le fit exploser dans son absurdité cauchemardesque dans les histoires de « Death Stories » où Amy et Jordan exercent les fonctions les plus absurdes, comme la vente de cafards au porte à porte ; comme il stigmatisa de manière allégorique la recherche d’un salut communautaire dans un strip où Amy et Jordan rejoignent un groupe de soutien pour « gens très malheureux », et où le leader les accueille en leur disant : « Maintenant, vous allez pouvoir en baver encore plus avec nous. »
Ce qu’on peut reprocher aux partisans des « théories du complot », ce n’est pas qu’ils vont trop loin, mais, au contraire, pas assez. Car le complot ne s’arrête ni aux arrangements des grands financiers ni aux intérêts des appareils d’état. Le complot est la forme que prend le monde une fois détaché de toutes ses structures écologiques et économiques primitives. La concurrence (la saine émulation), l’économie libérale, le monde du travail, la crainte du chômage, le management, la motivation, toutes les formes de notre activité sociale aujourd’hui, ne sont vouées qu’à développer avec insistance la haine meurtrière des hommes les uns pour les autres. Il n’y a pas d’émotion plus naturelle pour un esprit sensible que la paranoïa : il s’agit seulement de ne pas en faire une affaire personnelle. Car le monde en veut autant à votre voisin qu’à vous. Le monde en veut à tout le monde. Et, comme dans « La Colonie Pénitentiaire », les bourreaux sont eux-mêmes rétroactivement victimes de l’avilissement qu’ils font subir aux autres hommes. La guerre totale est celle de chacun contre tous, et de tous contre chacun.
Voilà le secret de Amy et Jordan. Voilà ce que savent les grands dépressifs : cette vie n’est pas la vie, la concurrence n’est pas saine, le monde du travail n’est pas nécessaire au développement de l’homme, et le développement, même, n’est pas nécessaire à l’homme… Le cliché moderne, la propagande médiatique, c’est de dire et de vouloir faire croire et répéter en chœur que les dépressifs aiment la mort. C’est parfaitement faux : personne n’aime la mort, pas même les bourreaux, pas même les criminels, pas même les génocidaires (ils aiment la mort des autres, ce qui est bien différent). Par contre, il y a des hommes que la mort aime un peu trop. Et ceux-là, pour s’en défaire, ils doivent s’y reprendre au quotidien. La mort leur court après comme une amoureuse encombrante : et ils la neutralisent par toutes sortes de leurres, la détruisent en faisant mine de succomber à ses faveurs. Tous les jours, ils doivent faire mourir la mort – ou mourir. Comme Antonin Artaud et Roger Gilber-Lecomte, qui ne cessaient de l’exorciser par leurs vers ; comme Ivan Morve, le héros mort-vivant de Mattt Konture ; ou comme Kenny, le personnage de « South Park » (la série de Parker & Stone) qui meurt à chaque épisode et qui est comme le reflet inversé de Amy, qui, elle, n’en finit pas de ne pas mourir...
C’est dans ce petit chef d’œuvre qu’est « Agony » (1987), un des livres les plus étranges au monde, où Amy et Jordan, héros de l’atermoiement illimité, victimes d’un monde où, selon la formule de Deleuze, on n’en finit jamais avec rien, se confrontent sans cesse à d’atroces blessures et des maladies mortelles, des humiliations atroces et des échecs cuisants dans leur pursuit of happiness. La vie n’y est présente que comme la continuation de la mort par d’autres moyens. Le récit commence par leur licenciement de la compagnie Pondox corporation. Pour se consoler, Amy et Jordan se rendent au cinéma, mais le film d’horreur les déprime. Ils rentrent chez eux quant une goule détache la tête d’Amy de son corps et la plonge dans un aquarium dans l’objectif de nourrir un gros poisson. À partir de cette scène cauchemardesque, les mésaventures se succèdent, et Amy et Jordan passent de séjours à l’hôpital (on réussit toujours a, provisoirement, les réparer) à des recherches désespérées d’une vie nouvelle (sur le Pôle Nord ; sur un bateau de pêcheurs où ils doivent nettoyer des poissons ; dans un monde souterrain peuplé de créatures mystérieuses), et de l’échec systématique de ces démarches à des retours sempiternels en prison ou à l’hôpital. Amy se fait successivement décapiter, intoxiquer, battre à mort (par les gardiens de prison, par les meurtriers de sa tante), sa tête enfle et recouvre l’ensemble de leur appartement (Jordan doit la piquer avec un cure-dent et la vider de son sang, qui remplit alors l’appartement) mais elle réchappe toujours in extremis à son décès.
Les caractéristiques de l’auto-représentation américaine sont la désinhibition de l’action et l’optimisme obligatoire (ce sont également les valeurs prônées par la bande dessinée commerciale, comme toute activité populaire « rentable »). À cet égard, le self-conscious Mark Beyer est un hérétique parfait. Ce qu’entraîne le culte de l’improvement est nécessairement la détestation et la traque de la dépression sous toutes ses formes, ainsi que la « falsification forcée du bilan émotionnel collectif » (Sloterdjik). Les critères établis par le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders sont à cet égard d’un grand comique. Le dépressif doit présenter au moins cinq des neuf symptômes suivants pendant une durée de deux semaines : Humeur triste ; manque de plaisir ou d’intérêt ; modification involontaire du poids ; troubles du sommeil ; problèmes dans la prise de décision ; agitation ou ralentissement du comportement ; sentiment de fatigue ; sentiment de culpabilité hypertrophiée ; idées noires. Comme dirait Balzac : Renversez et vous comprendrez. Soustrayez de la psyché humaine tous ces sentiments et vous comprendrez de quoi est composé The American Dream : Sourire de façade ; goût facile (voire mauvais) ; jogging ; sommeil du juste ; absence totale de scrupules ; comportement stable ; pas d’excès ; impunité en toutes choses ; vœux pieux sur le reste.
« Alors, on verra se construire un palais de cristal… » Dans le grand édifice de l’Exposition Universelle de 1851 à Londres, Fiodor Dostoïevski crut reconnaître l’essence de la civilisation occidentale : un culte à travers lequel les bourgeois rendaient hommage aux dieux de l’argent, de la vitesse, des excitants et des anesthésiants. « Posséder de l’argent est la plus grande vertu et le plus grand devoir humain. » Avec ses personnages dépressifs et auto-dépréciatifs, Mark Beyer retrouve l’énergie destructrice et tonique du héros des « Carnets du Sous-Sol » (1864), cet homme qui se dit malade et méchant et qui fustige le palais de cristal mortifère qu’est en train de devenir le monde : « La civilisation, si elle n’a pas rendu les hommes plus sanguinaires, a conféré à cette cruauté quelque chose de plus sale, de plus odieux. Avant, les hommes voyaient dans le meurtre un acte de justice, ils étripaient donc qui ils devaient sans remords de conscience ; maintenant, nous avons beau savoir que le meurtre est une saloperie, nous la pratiquons de plus belle, cette saloperie, et encore plus qu’avant. Qu’est-ce qui est pire ? À vous de décider. » Car ce qui est célébré par un 1 être humain sur 100 comme les bienfaits universels du monde moderne est vécu par les 99 autres comme de nouveaux modus operandi, plus subtils, plus impitoyables, de souffrance infligés à des hommes par d’autres hommes : « Parce que, messieurs, autant que je sache, votre grand registre de nos intérêts, vous l’avez pris dans la moyenne des chiffres statistiques et des formules des sciences de l’économie. (…) Regardez autour de vous, le sang coule à grands flots, et d’une façon tellement joyeuse, encore, on dirait du champagne. »
À l’aune de son univers foncièrement dépressif, The American Dream est perçu par Mark Beyer comme ce qu’il est : un cauchemar, un rêve au sens organique du mot, avec une logique monstrueuse, une suite d’événements hétéroclites et grotesques où reviennent cependant quelques lieux clés interchangeables et modulables : l’appartement, l’hôpital, la prison, aux parois de séparation de plus en plus fines (dans « Agony », l’hôpital public et l’asile de fous ne font plus qu’un). Et, avant tout, une impossibilité terrible de mourir, une impossibilité radicale d’y mettre fin. Comme l’écrivait Burroughs : « La planète entière s’est développée en identité terminale de capitulation totale. » L’animal des sociétés de contrôle, disait Deleuze, c’est le serpent qui se mord la queue. C’était également le symbole du cosmos pour les Ophites (mais nous avons tant à apprendre des gnostiques pour redéfinir notre vision politique).
Que « le bonheur » ne fasse pas le bonheur, que la décision de mettre en avant les valeurs « saines » de l’émulation et de la compétitivité soit fondamentalement contre-productive – et même celui du recommencement à zéro, un cliché du cinéma américain (il n’y a qu’à voir tous ces films où un homme, mis en échec dans son travail, passe par un moment de déprime, puis repart et finit par réussir socialement et affectivement) – bref : que cette abondance d’optimisme obscène puisse avant tout engendrer des hordes de dépressifs, des kyrielles de malheureux, d’abandonnés et d’humiliés, voilà ce que Amy & Jordan ne cessent d’expérimenter dans les histoires cruelles de Mark Beyer. À une époque où la propagande médicale vitaliste n’a jamais été aussi forte, et aussi relayée médiatiquement, il faut se rendre à l’évidence : il n’y a rien de pire qu’un monde qui veut nous faire du bien de force. Il n’y a rien de pire qu’un monde qui nous répète que pour aller bien, il faut nous forcer à aller bien.
Un artiste est également une machine à remonter le temps. Si « Agony » se présentait comme une bande dessinée classique, un récit linéaire, rempli de rebondissements propres aux romans feuilletons, mais sans aucun recommencement formel ou modification générale de la page, « We’re depressed » par contre, pré-publié en feuilleton dans le « New Musical Express » entre 1983 et 1984, bénéficie d’un traitement différencié de chaque planche. C’est le premier bouleversement perceptible dans l’économie fictionnelle de Mark Beyer, et, pour franchir cette nouvelle étape, il va rechercher ses munitions dans le passé de la bande dessinée. Dans « We’re depressed », comme dans les strips d’« Amy + Jordan » (pour le « New York Press », de 1988 à 1996), Beyer fait revenir, avec une technique audacieuse et une grâce énigmatique, les influences entrecroisées de Windsor MacCay et de Georg Herriman, pour, à son tour, prendre possession de l’épisode ou du strip autonome comme grandes formes et les renouveler hebdomadairement. Il s’insère sur l’onde préexistante de « Little Nemo » et de « Krazy Kat », se met en orbite sur leur trajectoire pour créer son propre hybride, cruel et enfantin, mais beaucoup plus désenchanté.
L’objectif de ces artistes de la page hebdomadaire, c’est la réinvention permanente du cadre dans lequel une même histoire ne cesse de se rejouer. C’est l’athéisme secret, irréductible, de la bande dessinée. L’éternel retour et la mort de Dieu sont connexes, parce que l’invention du christianisme est celle de la chronologie historique, le sens de la vie tendu comme un arc à partir d’un événement qui n’arriva qu’une fois (l’incarnation) et un autre qui doit en former la conclusion de l’épisode terrestre (l’apocalypse, le jugement dernier). La sortie de la logique chrétienne débouche inéluctablement sur un monde anhistorique, désastreux, limbique, dont les répétitions qui l’affectent imposent un nouveau rythme, et une direction interne, intense, repliée sur elle-même, involutive et noyautée par le vide qui le fonde. La liste devient alors un des plus précieux outils de Beyer. Et il l’utilise avec plus de swing et de systématisme ironiquement éducatif que n’importe quel dessinateur, rythmant ainsi ses planches comme ses strips, à travers des collections qui sont aussi négatives que celles de Sei Shonagon, la géniale diariste japonaise du Xe siècle, dans ses « Notes de chevet », étaient positives : Aux « choses qui font battre le cœur » de Sei Shonagon, à celles « qui ne servent plus à rien mais qui rappellent le passé », « qui gagnent à être peintes » ou « qu’on entend avec plus d’émotion que d’habitude » répondent les listes des « individus haïssant Amy et Jordan », les « différentes espèces d’insectes qui traînent dans leur appartement », les « métiers dans lesquels Amy et Jordan auraient pu avoir du succès si seulement ils les avaient essayés », ou les « suggestions que Amy et Jordan reçurent de la part des lecteurs pour lutter contre leur dépression »…
L’éternel retour de la presse, la production hebdomadaire de la page qui s’ajoute aux précédentes et compose ce corpus bizarre, réitératif et invraisemblablement inventif, voilà ce que MacCay et Herriman affrontèrent en leur temps, avec un acharnement extraordinaire, et qui permit l’éclosion de leurs étranges fleurs. L’extrême monotonie d’un même processus narratif ou fictionnel, pressé jusqu’au cœur, produit alors des merveilles, un peu comme Lester Young ou Coleman Hawkins, qui traversaient soir après soir les mêmes et infrangibles mesures de leurs standards, en faisaient bifurquer le sens par la nouveauté, l’étrangeté et la beauté de leurs solos. Les grandes bandes dessinées américaines, au format réglé comme un mécanisme d’horlogerie, sont aussi inventives que le jazz, et aussi mal comprises. Nemo doit se réveiller brutalement à chaque fin d’épisode, Krazy Kat se prendre une brique sur la tête : Point. Mais, pour cela, chaque page doit connaître une organisation absolument distincte, un ordre secret, un nouveau chiffre dans lequel la même histoire peut se rejouer, et le plaisir du lecteur ne pas cesser de se renouveler. L’objectif est la régénération sensible du regard, intériorisé et comme retourné en lui-même. Les grandes œuvres sont comme des étangs ou des rivières : elles allient l’extrême limpidité à l’énigme la plus abyssale. Et la chute la plus prédictible est un outil pour détourner le regard vers l’intérieur, dans l’épaisseur du processus, dans les complexes aspérités du retour lui-même, et dresser un miroir dans lequel le lecteur doit se demander ce que lui-même recherche dans cette histoire. On ne se noie jamais deux fois dans le même fleuve. On meurt et on ne meurt pas éternellement de la même noyade.
Impeccables héros de feuilletons à rebondissements, Amy et Jordan, à leur tour, doivent se confronter, à chaque épisode de leurs différents feuilletons, à de nouvelles raisons de se morfondre et de déprimer. Dans « We’re depressed », Amy est empoisonnée par de fausses pilules contre la douleur. Jordan et elle doivent déterminer qui a tenté de l’assassiner pour éventuellement trouver un contre-poison. Ils soupçonnent Janet Metcalf, mais généralisent assez vite leurs accusations (« Nous avons beaucoup d’autres amis qui voudraient nous voir morts » dit Jordan à Amy) d’autant plus que l’ensemble de leurs amis les attend chez eux, à leur sortie de l’hôpital, dans le simple objectif de leur tirer dessus. Après plusieurs catastrophes, Amy et Jordan finissent par se croire morts et hantent leurs anciens ennemis. Mais c’était un leurre, et le récit s’achève dans la forme « traditionnelle » du fantastique-rationnel où tout ce qui est totalement inexplicable s’explique encore plus invraisemblablement – à la Scooby doo ! – par une sorte de super-technologie et un exercice de pure simulation scientifique (cerise sur le gâteau : les héros bénéficient même à la fin d’un rétablissement émotionnel parodique, en dormant puis commandant une pizza). Dans ce récit à rebondissements – et retours cycliques à l’hôpital ou à la prison – Mark Beyer renchérit sur « Agony » par un renouvellement permanent de la forme dans lequel il les inscrit : les cases se déplacent, sont espacés par des frises, se recomposent à loisir comme la typographie imaginative du titre. Parfois même, elles semblent tomber sur la page au hasard, comme une poignée de dés sur une table de jeu. Comme Herriman, il remet en cause la question de la narration figurative peut-être plus radicalement encore qu’une œuvre non-narrative. L’éternel retour du Même doit être, à chaque fois, une aventure plus surprenante encore ; et le changement de regard sur une même histoire, la modification du contexte dans laquelle elle se produit, le renouvellement du cadre dans laquelle elle se donne, est toujours plus révolutionnaire qu’une histoire, certes nouvelle, mais qui ne fait que conforter un point de vue, un cadre ou un contexte qui lui préexiste. On ne répond pas à une question par une réponse, parce que la réponse redouble le questionnement. On répond à une question par l’abolition du faux problème qu’elle représente. L’art n’est pas là pour donner des réponses aux questions éternelles de l’Humanité, mais pour dissoudre en nous ce qui nous pousse à les poser à nouveau, alors que nous les savons déjà sans réponse. « J’ai eu un rêve bizarre, dit Amy à Jordan. J’ai rêvé que nos vies étaient une série infinie de ratages et de désastres sans aucune signification : Je suis bien contente que ce ne soit qu’un rêve ! »
Dans « Agony » et « We’re Depressed », Amy et Jordan pouvaient encore compter l’un sur l’autre. À partir des strips de « Amy + Jordan », ils deviennent également odieux l’un vis-à-vis de l’autre, et le dernier élément positif de leurs aventures (leur amour) disparaît à son tour, pour confronter les lecteurs de leurs strips à une invraisemblable accumulation de péripéties absurdes et amères, déplaisantes et inutilement blessantes. Les récits deviennent plus cruels, notamment ceux qui concernent Ba, l’enfant toujours malade de Amy (cousin du bébé de « Eraserhead » de David Lynch), qui meurt de façon absurde dans un hôpital et au deuil duquel Jordan se voit incapable de compatir. La « naïveté » qui semblait encore appartenir au monde de « Agony » et de « We’re depressed » (le caractère cauchemardesque et enfantin des récits) a, progressivement, totalement disparu pour laisser place à la lumière la plus crue. C’est le deuxième bouleversement de l’économie fictionnelle de Beyer, qui hisse ses histoires à des situations parfois insoutenables (et on doit parfois refermer le livre « Amy+Jordan » pour souffler un peu, après une telle succession d’horreurs). Amy et Jordan ont vieilli. Ils sont de plus en plus conscients de leurs échecs et du désastre de leurs vies, et se vengent sur eux-mêmes et sur leurs proches des atrocités qu’ils subissent de la part des autres, puis passent le reste du temps à se justifier et à se plaindre. Les derniers éléments qui faisaient d’eux des héros positifs se dissipent, et ils apparaissent comme des hommes de ressentiment, qui ont fini par jouir de leur misère et se l’amplifient en faisant souffrir les êtres qu’ils aiment et qui les aiment. C’est comme si l’amour n’était rien d’autre que l’acception d’une atteinte sans retour, un droit inconditionné à nous laisser tyranniser et à tyranniser en retour. La conscience est une maladie et il n’y a pas un seul être conscient de lui-même qui puisse être content de sa propre situation ; les gémissements ajoutent une couche de misère à la misère de l’existence, mais la conscience est si perverse qu’elle nous fera ressentir cette humiliation seconde comme un petit plaisir malsain, une petite compensation affective : celle de faire partager notre souffrance, de la disséminer et de la répandre – gracieusement – autour de nous.
Dans une perspective plus métaphysique que politique, et plus allégorique que sociale, Mark Beyer explore dans les strips de « Amy+Jordan » les moindres confins de la haine et du mépris que font subir les hommes à d’autres hommes. Impitoyablement, sur près de 300 épisodes réalisés sur 8 ans, avec le courage presque absurde de celui qui affronte systématiquement le pire les yeux grands ouverts, il dresse le catalogue le plus complet des humiliations et des offenses que les êtres humains doivent se coltiner au cours de leur existence. Il n’y a, dit-on, de pire insulte que l’indifférence ; mais c’est bien à celle-ci que nous sommes tous voués, si tant est que nous habitions dans une grande ville. C’est à un régime d’indifférence glaciale que nous confrontent au jour le jour la rue et les transports en commun, ou le travail dans les grandes entreprises. Et c’est cette pseudo-paix grisâtre des villes surpeuplées que se coltinent hebdomadairement Amy et Jordan, en ajoutant à celle-ci la cruauté gratuite qu’ils exercent l’un vis-à-vis de l’autre, la réintégration de l’hostilité et de la méfiance au sein de leur propre foyer. Y a-t-il un régime de vie plus impitoyable que celui de la civilisation moderne ? Y a-t-il un mode de vie moins objectivement antithétique de l’esprit humain, moins riche et moins consolateur, que cette froide indifférence, vécue dans la concurrence professionnelle, la duplicité sociale et la paix armée ? Ce n’est pas Amy & Jordan qui sont malades des nerfs, c’est le monde.
Le secret de la sagesse paranoïaque a été soufflé à l’oreille de Mark Beyer, et il n’y a pas plus réaliste qu’un paranoïaque. Dans un corpus extrêmement restreint de livres, Beyer a minutieusement dépeint le pire des mondes possibles, celui dans lequel nous sommes voués à nous morfondre par le caractère invraisemblablement remplaçable de chaque être et de chaque chose. Au début du siècle, Rainer-Maria Rilke se plaignait déjà des objets manufacturés de l’Amérique et de leur caractère remplaçable : « Pour nos grands-parents encore, une « maison », une « fontaine », une tour familière, voire même leur propre habit, leur manteau, étaient infiniment plus – infiniment plus rassurants ; presque chaque chose était un réservoir dans lequel ils trouvaient quelque chose de l’homme, dans lequel ils amassaient de l’humain. À présent, d’Amérique, proviennent et s’accumulent des choses vides et indifférentes, des pseudo-choses, des trompe-l’œil de la vie… Une maison, au sens américain, une pomme américaine ou un raisin de là-bas n’ont rien de commun avec la maison, le fruit, la grappe dans lesquels l’espoir et la méditation de nos ancêtres avaient passé… » Les bandes dessinées de Beyer comme la musique des Residents répondent à cette manufacture et cette reproductibilité systématique par une recrudescence de magie noire et d’atmosphère vaudoue. Ils remplissent le vide pesant des appareils et la grisaille des rues de mille déplaisantes prémonitions. Un corps « sans âme » est, techniquement parlant, un zombie ; et les objets manufacturés qui ne dépasseront pas le temps d’une vie humaine produisent avec eux leurs propres fantômes, les fantômes de leur disparition programmée.
Tous les grands poètes dits paranoïaques ont vécu cette expérience qui est comme l’envers de l’expérience mystique, ce malaise extatique qui est à la béatitude ce que le malheur est au bonheur. Artaud, Burroughs, Kafka, Dick, Rousseau : tous ont vu un moment ce monde que Beyer a dessiné toute sa vie, un monde de décors de théâtre ou de film, mal agencés, déplacés pendant la nuit, tout juste repeints, à peine solides, dans lesquels on fait défiler les mêmes quarante figurants, qui se contentent d’arborer une fausse barbe ou un masque de clown ridicule pour qu’on ne les reconnaisse pas. Les Sosies décrits par Artaud, les Ligues de Messieurs de Rousseau, les « Aides » des récits de Kafka, les 6-4-2 du président Schreber ou les Créatures de Beyer sont cousines, en banalité comme dans l’angoisse qu’elles sont susceptibles de générer dans la psyché de leur interlocuteur. L’avenir leur a donné raison (l’avenir donne toujours raison aux paranoïaques) et la généralisation des personnages énonciatifs stupides et moqueurs des forums Internet n’est pas sans rappeler ces palanquées de farfadets nuisibles et pénibles, ces âmes que Schreber décrits comme seulement occupées à parler et à lui pourrir la vie comme celles de toutes les professions intermédiaires de l’entreprise (managers, chercheurs de tête, directeurs de ressources humaines), spécialistes des formules rabâchées et des situations modélisées dans lesquelles ont fait rentrer les êtres humains au chausse-pied. Et ce n’est pas une surprise de voir Amy et Jordan faire des expériences de projection astrale, ou développer les ébauches d’une pensée magique qui n’a rien d’un retour à Dieu, ou d’une quelconque sympathie pour les religions révélées. C’est parce que le monde dit rationnel agit tous les jours de façon plus irrationnelle, c’est parce que lui-même génère spontanément cette atmosphère de magie noire, que les poètes les plus lucides et les plus durs (de Gérard de Nerval à Roger Gilbert-Lecomte, de Alfred Jarry à Daniel Paul Schreber – et même Mattt Konture quand il dessine des expériences de sortie hors du corps) se sont posés des questions relatives à la parapsychologie, la médiumnie et la nécromancie. C’est parce que le caractère auto-hypnotique de l’expérience humaine leur paraissait tous les jours plus évident qu’ils ont interrogé avec inquiétude le monde des sorciers et des envoûteurs. C’est que l’expérience du surnombre, l’expérience de la densité (d’agglomération, d’information et maintenant de personnages énonciatifs en interaction virtuelle), déterminée par la civilisation, est inassimilable par la raison humaine. Nous ne sommes faits que pour connaître et évoluer dans un espace relativement restreint, en relation suivie avec un nombre limité d’individus – dont nous connaissons les noms et les fonctions sociales. Tout contact avec plus de gens que ceux dont on est capables de connaître le nom ou de reconnaître le visage entraîne une impression de coup monté permanent, fait subtilement fusionner les visages et confondre ou inverser les noms et les fonctions, décolle les corps de leurs apparences, donne l’impression que l’univers postiche que nous traversons est toujours à deux doigts de s’effondrer.
Cette impression est redoublée par la sensation tenace que, derrière la conscience de chacun, se niche la duplicité, et que la duplicité est constitutive de la conscience. C’est l’impression persistante qu’on ne peut pas prétendre avoir une idée derrière la tête qui soit neutre. Cela est probablement exagéré, car on ne pense, la plupart du temps, rien de précis de chaque personne croisée dans la rue, ou alors si rapidement que l’on ne s’en souvient même pas, que le cerveau nous épargne charitablement ses inclinations subtiles ; mais cela est possible et même légitime en droit car rien ne nous autorise, au fond, à cette indifférence générale, rien ne nous autorise cette incroyable anémie ou paresse affective, si ce n’est finalement un a priori – et celui-ci est plutôt malveillant – que tous ces êtres que nous croisons ne sont, eux-mêmes, que des figurants, des ombres, des bonhommes en plastique… La haine que ressentent Amy et Jordan de la part de chacun (et même des animaux, il n’y a qu’à voir comment les poissons les regardent) est une clé qui indique ce que le paranoïaque voit et pense. L’ennemi, pour lui, n’est pas la personne bonne ou mauvaise, l’ennemi ce n’est pas la personne que l’on aime ou pas, mais plutôt l’impayable figurant, le double débile, le sosie, le duplicata, le clone, le passer-by vide et qui nous reconnaît, à notre tour, comme vide, nul, dispensable, et qui nous contamine par son indifférence et son inexpressivité. Mark Beyer dit et dessine très simplement toutes ces choses-là : « Amy, pourquoi est-ce que les gens nous détestent tant ? demande Jordan – Je ne sais pas, Jordan, lui répond-t-elle, peut-être parce que nous ne sommes rien. Ils haïssent notre vide intérieur. »
Il paraît que Mark Beyer a arrêté de dessiner des bandes dessinées en 1996.
Son dernier livre à ce jour, « Amy+Jordan », s’achève sur un strip autobiographique, le seul à ma connaissance dans l’ensemble de son œuvre, et l’un des plus beaux, des plus lucides et des plus durs qu’un artiste ait réalisé sur lui-même. Il date d’août 1993 et répond à une montagne de lettres d’insulte des lecteurs du « New York Times » concernant les strips de « Amy+Jordan » : « Stupide », « Bon pour la poubelle », « Un gâchis », « Le dessin est horrible. », « Con », « Sans Intérêt »…
À cela, l’auteur, le visage en pleurs, se voit obligé de répondre une fois pour toutes : « Comment ces gens peuvent estimer que mes histoires n’ont aucun intérêt quand dessiner ces bandes dessinées est la chose la plus importante de ma vie ? C’est même le seul aspect de ma vie qui ait un sens. Je pense sincèrement que les idées créatives ne sont pas inventées mais préexistent dans une autre dimension de l’existence, et que les artistes sont simplement les véhicules qui permettent à des concepts éternels d’être réinterprétés par chaque nouvelle génération. Ainsi, j’imagine que je suis un mauvais véhicule, et ma seule consolation est dans le fait de savoir que ma capacité à l’auto-dénigrement est si grande qu’elle peut détruire n’importe lequel de mes critiques dans une avalanche de désespoir. »
Un artiste populaire rejeté par les lecteurs mêmes du journal où il publie est dans la situation la plus extrême qui se puisse trouver. Il peut reprendre à son compte la formule la plus énigmatique de Kafka : « Dieu ne veut pas que j’écrive, mais moi je dois. » Car, qu’est-ce qu’un succès populaire ? C’est une rencontre entre une énergie singulière et un grand nombre de sensibilités éparpillées dans la société, sensibilités auxquelles cette énergie semble, mystérieusement, répondre. C’est, si l’on veut, une espèce de miracle. Mais, pour un vrai succès populaire, arrivant à côté de tout ce qui était attendu et même prémédité (Tolstoï, Picasso, Louis Armstrong, les Beatles, Franquin), combien de succédanés, combien de produits de substitution fabriqués en vue de satisfaire une demande préfabriquée, marchandés à coups de slogans publicitaires, de monopolisation des espaces de visibilité dans les centres de consommation culturelle, et de matraquages de toutes sortes ? Il ne faut jamais confondre un succès populaire et un succès commercial : c’est même, en termes énergétiques, des forces absolument contraires. Le succès populaire se caractérise en ce qu’il ouvre une brèche, un espace de nouveauté et de fraîcheur dont les conséquences sont toujours extra-culturelles. Il modifie les manières de voir, de vivre et de penser, tandis qu’un succès commercial se contente de conforter une manière de vivre et de penser qui lui préexistaient. D’un côté la vie s’enchaîne et se stabilise dans une servitude sans fin, de l’autre souffle non seulement l’air libre, mais un vent de bourrasque ; d’un côté, le charme de la culture humaine est aseptisé pour laisser la place à la platitude vulgaire ; de l’autre, la vie la plus imprévisible est confrontée quotidiennement à sa récupération possible, qu’elle conjure et exorcise en redoublant d’originalité. Et il n’y a pas à établir de critères de hiérarchie entre les grands artistes populaires et les grands artistes méconnus (ceux qui ont « perdu » au jeu de la notoriété, de la gloire anthume, comme déjà Nerval et Baudelaire face à Victor Hugo et Alexandre Dumas). Picasso et Van Gogh ont raison ensemble ; les Beatles et les Residents, Hergé et Mark Beyer ont raison ensemble. Mais il faut reconnaître que les forces avec lesquelles ils sont amenés à travailler sont d’une nature différente et que les conséquences en sont notables – notamment sur la psyché des artistes eux-mêmes, qui doivent affronter le dernier danger : l’amertume.
« Dieu est mort, écrit Nietzsche, mais, telle est l’espèce humaine, il y aura peut-être durant des millénaires des cavernes où l’on montrera son ombre. Et nous – nous aurons encore à vaincre son ombre ! » Le succès public est une des ombres de Dieu ; la réussite sociale en est une autre ; il y a tant d’ombres de Dieu... Mark Beyer, comme la plupart des artistes de bande dessinée exigeants dont le style et la pensée sont considérés comme difficiles, s’est retrouvé dans la situation où, la bande dessinée restant considérée comme un art populaire, rien ne pouvait plus justifier son existence que la réalité de son désespoir : le public l’avait définitivement chassé de son paradis terrestre. Il a erré dans l’obscurité de la non-reconnaissance publique et a du trouver des éléments internes, intenses, qui, dans ce palais de cristal qu’est devenu le monde, justifièrent suffisamment à ses yeux une activité qui lui était moralement défendue mais qui seule pouvait donner encore du sens à sa vie. Il ne s’agissait pour lui rien de moins que de savoir s’il avait ou non le droit de continuer à penser. On peut comprendre pourquoi il a arrêté, mais, pour ma part, je ne l’accepte pas.
Car ce désespoir peut et doit être créateur de nouvelles formes de vie. À l’image de cet espace qu’ont créé Zappa puis les Residents dans la pop music (cet igloo dans la pop culture), ou encore Gébé à l’époque de L’An 01 dans le domaine de la bande dessinée, du dessin humoristique et du cinéma, ce désespoir doit être un point de départ et non un point d’arrivée. Il peut et doit être un point de départ en vue d’aller rencontrer des forces que la situation d’un artiste reconnu publiquement lui occulte irrémédiablement. Il peut et doit être un point de départ pour créer des espaces pour la vie, des espaces qui n’étaient pas et ne semblaient pas pouvoir trouver d’espace dans l’espace. Et là encore, Mark Beyer pourra trouver – et avec lui tous ses frères, tous ceux qui exercent aujourd’hui une activité créatrice dont on ne cesse de leur dire, pour on ne sait quelle stupide raison statistique ou prospective, qu’ils ne sont pas suffisamment qualifiés pour celle-ci – chez Dostoïevski la formulation la plus nette possible de sa situation, de ce qu’elle recèle de difficultés et de souffrances, mais, enfin, de joie et de vérité, de lucidité et de vie : « Pour ce qui me concerne personnellement, tout ce que j’ai fait, c’est, dans ma vie, d’amener à la limite ce que, vous-mêmes, vous avez peur d’amener ne serait-ce qu’à la moitié, tout en prenant, en plus, votre lâcheté pour du bon sens – ce qui vous console, et qui vous berne. Si bien que, de nous tous, c’est moi, sans doute, qui ressors le plus « vivant ». »
Et maudite soit chaque minute où notre désespoir a failli basculer dans la résignation.