Publication dans le numéro 50 de Chronic'art avec le texte La chevauchée théophanique de Trey Spruance.
Il existe également un entretien à propos de cet entretien.
Pacôme Thiellement : La notion de Supérieur Inconnu est un « gimmick » de l’ésoterisme, depuis les Sept Gouverneurs d’Hermès Trismégiste jusqu’aux Sept Abdal de Rûzbêhan, en passant par le Roi du Monde de René Guénon. Pourquoi alors avoir choisi la forme spécifiquement « occultiste » de cette notion : les « Chefs Secrets » de la Golden Dawn anglaise ?
T.S. : Il faut nous excuser sur ce point, mais nous travaillons spécifiquement aux dépens de ce monstre. Monstre né de l’âme post-chrétienne schismatique aliénée, qui, au lieu de soigner les causes de sa maladie, se contente de répudier comme un tas de purin ce qui émane pourtant de son propre esprit révolutionnaire (Calvin, Nietzsche, etc.). Or, les racines de l’« Occulte » sont bien plus profondément implantées dans l’Humanisme (et dans de plaisants délires esthétiques) que dans n’importe quelle autre idéologie. Une fois avalé un étron entier de tradition fantasmée, ce monstre patauge jusqu’à l’ère moderne, protégé par le paravent des syncrétismes du moment. Malgré les efforts de quelques figures respectables (A.E. Waite, P.F. Case) pour réhabiliter l’expérience d’un principe rédempteur au cœur de certains enseignements secrets (et il y a sans doute de merveilleux enseignants à l’œuvre encore aujourd’hui), l’enrobage d’expérimentation médiumnique du XIXe siècle allié au charlatanisme théosophique pseudo-oriental présent dans toutes ces minuscules branches parallèles de la « captivité occidentale », nécessite un ménage des plus rigoureux.
Les Secret Chiefs 3 sont-ils imperméables à la société de consommation et à l’industrie musicale ?
T.S. : Non. Nous sommes juste protégés par notre peu d’intérêt pour le « marché » en tant que tel. Non pas que nous nous rebellions contre celui-ci ou que nous cherchions à le détruire, mais parce que lui-même se déplace sans cesse d’un objet transitoire à un autre. Il ne tient guère compte que de « modèles » brandissant leurs profits économiques comme un drapeau. Autrement dit, le marché n’aime que les prostituées. Je n’ai rien contre les prostituées, mais c’est une manière de dire que le marché est tout simplement incapable de faire l’amour à une femme vraiment amoureuse. Une femme vraiment amoureuse se refuserait à lui de toute manière.
Selon vous, les notions d’occultisme et d’ontologie sont-elles compatibles avec l’entertainment ? Le mysticisme et le consumérisme ? La Gnose et les rumeurs ? L'ironie avec la tradition initiatique ?
T.S. : Oh oui, bien entendu. Brillamment énoncé. Je pourrais même vous emprunter la formule un jour ou l'autre. En revanche, je ne suis pas entièrement d’accord avec la troisième association... Quoique ; pourquoi pas ? Car, à la seconde même où on s’éloigne de la Gnose (non pas « gnostique » au sens des modernes, mais plutôt comme maintien de l’Orthodoxie), on pénètre dans l’ombre de la « rumeur », comme vous dites.
Pourquoi le groupe Traditionalists a-t-il adopté un logo et une police de caractères de western ? Les Secret Chiefs 3 sont-ils une incarnation de la Chevalerie Théophanique mêlée à la pop culture américaine et au western spaghetti ? Y a-t-il un ésotérisme spécifiquement américain ?
T.S. : Je trouvais que les motifs du Far West se mariaient bien au style des Traditionalists. Vous avez remarqué que le cavalier s’éloigne du Soleil Couchant, n’est-ce pas ? Les chevaliers théophaniques sont des ascètes qui se sont préparés à combattre dans les ténèbres contre l’Ouest en anticipation de la Fin. En ce qui concerne l’ésotérisme américain, j’ignore en revanche de quoi il en retourne : tatouages et héroïne, probablement. Je m’en tiens à distance et vit sur ma montagne avec mes livres, quelques soldats alliés, et un AK-47.
Le Web Of Mimicry (le site de votre label) ouvre sur un vaste champ de références, du Quattrocento à la surf music, en passant par un important corpus ésotérique. Combien d’auditeurs ont été touchés par les Lumières de Sohravardî ? Combien d’autres prennent cela pour une vaste blague ?
T.S. : Ah, si je devais me coltiner toutes les réactions du public face à notre groupe, je serais jeté en moins d’une semaine dans une cellule capitonnée ! Certes, quelques personnes ont découvert Sohravardî à travers le fil d’Ariane que nous déroulons, mais quiconque cherche une voie à travers l’Orient de la Lumière des Lumières ne doit compter que sur lui-même : ce n’est pas à moi de le guider.
Les Secret Chiefs 3 semblent également très liés à l’imaginaire maçonnique et rosicrucien…
T.S. : Etant moi-même occidental, il était inévitable que les thématiques abordées par l’Ordre Maçonnique ou les Rosicruciens resurgissent à un moment ou à un autre dans mon travail. Mais va-t-on continuer à accumuler les voiles sur la Vérité jusqu’à en mourir d’asphyxie ? Un des fléaux du postmodernisme, c’est d’avoir dissimulé tout ce qui était « authentique » derrière un arsenal de « guillemets » (une façon commode de se réfugier derrière une vaine ironie). Ceci étant, la question reste entière : pourquoi les premiers modernes inhumèrent-ils cette notion (l’authentique) dans des tombeaux aussi élaborés que ceux de la Franc-Maçonnerie ou des Rose-Croix ? La doctrine protestante de l’interprétation individuelle de la Révélation aurait-elle atteint le cœur même de tout élan possible vers la Vérité ? Et tout cela pour que les tombes de l’« occulte » et de l’« ésotérique » soient bien plus tard profanées par les « élites » ? Des élites qui s’avèrent n’être rien d’autre que des Messieurs « Je-sais-tout », sans cœur, chaussés de binocles à la Sherlock Holmes, vêtus de très respectables blouses blanches, et pas foutus d’écrire autre chose que de vulgaires balivernes New Age sur ce type de sujets... Puisque la forme de ces sociétés secrètes s’est dégradée, du fait de leur échec à engendrer le moindre engagement durable correspondant à quoique ce soit de sacré, il était prévisible que ce qui est resté de leurs carcasses décharnées se fasse dévorer par les loups de la modernité. Ce que ces institutions idéalistes cherchaient en premier lieu à préserver était précisément l’engagement dans la Vérité. Ironiquement, la seule chose qui puisse « rendre un homme libre » est passée sous silence par les Gardiens de cette précieuse « Liberté »…
Le mystère et la dissimulation sont des constantes de la culture underground musicale – rock, noise ou techno. C’est aussi une stratégie courante en littérature. Si ces mystères faisaient tout à coup irruption dans le mainstream, seraient-ils encore aussi intéressants à vos yeux ?
T.S. : Si le seul fait de thésauriser une information rend celle-ci automatiquement « véridique », ou du moins rend sa véracité « désirable », alors les rouages de l’offre et de la demande ont été actionnés par la manivelle du « mystère » depuis la nuit des temps. Le problème, de nos jours, c’est que le contexte entourant la Vérité a été déconstruit. La Vérité est perçue comme un paradigme nostalgique ; au mieux, une soif de mythologie primordiale. Nous en avons donc une perception distanciée, en décalage avec notre expérience concrète. Les peuples modernes, qui sont pris dans les feux croisés de conflits culturels nocifs, sont confrontés à cette seule alternative : 1) L’idée de l’« Occulte » ou d’un « secret historique » dans lequel résiderait la Vérité à découvrir, mais qui est de toute façon « ouverte à l'interprétation », étant elle-même une branche de la protestantisation du Sacré. 2) L’idée d’une Vérité simplement processuelle ou progressive, œcuménique, une éthique promulguée aujourd’hui par les Sanhedrins de l’hégémonie religieuse. Et sous les auspices de la « fraternité » universelle, nous voilà sommés d’accepter l’« unité dans la désunion » temporelle comme seul prémisse. Pas beaucoup de choix. Bien entendu cette dichotomie est illusoire, et ces deux idéologies conçoivent un Temple exclusivement bâti sur le Fric. Bien joué les gars !
Concevez-vous la spiritualité traditionnelle comme le socle primordial de toute société ?
T.S. : Il n’y a qu’un seul « Temps » à partir duquel on peut tirer un principe auto-organisateur pour la cohésion sociale. Et ce « Temps » est la dimension verticale de l’Eternel Présent. Ni la prédisposition naïve à un futur socialement parfait (comme dans le Marxisme ou l’Américanisme), ni le réenchantement romantique d’un passé ethnique ou national (comme dans l’Impérialisme Néo-Païen), mais plutôt le face-à-face humain des « faits de vie » apophatiques et cataphatiques, à la fois atteignables et inatteignables. Ce qui veut simplement dire la supplication à la divinité au-delà de toute conception, qui est la créatrice constante du Présent. Et également le respect intégral de son approche, une approche nécessairement humaine – à travers le Cœur. L’intellect humain a été, est et sera toujours touché mystérieusement par la main de l’Incréé. Que notre propre main créée soit celle qui polit notre côté du miroir !
Quand et comment avez-vous commencé à vous intéresser aux sources hermétiques, gnostiques, kabbalistiques, soufies, et plus généralement à la philosophie et à la théologie ?
T.S. : Nietzsche a coloré ma jeunesse. Il y a un trou aussi grand que l’Incréé dans le cœur de chaque homme, et je ne fais pas exception. Par quoi peut-il bien être comblé ? Dionysos ? Shiva ? Pour ma part, c’est un mélange hasardeux de postmodernisme et des habituels poètes maudits (Artaud, Hedayat, Lautréamont) qui a alimenté ce vide intérieur. Pendant quelques temps, ils m’ont détourné de l’insurrection pseudo-Zarathoustrienne des Idéalistes allemands. De manière prévisible, j’ai laissé les bohémiens idéalistes enamourés par l’Orient souiller mon âme avec leur crétine « libération des désirs » projetée sur ce continent. Comme si l’Orient en bloc pouvait faire preuve d’indulgence pour les fantasmes licencieux du post-chrétien captif de ses passions ! Quoiqu’il en soit, j’en suis venu assez tôt à l'Hermétisme, tout d’abord à travers Jung (Evola m’a déniaisé par la suite). Le mérite de toutes ces recherches a été de me mener à Henry Corbin vers l’âge de 23 ans. Et bien sûr j’en ai bu une bonne rasade, à un point difficilement descriptible. Je suppose que ce qui m’a fait embrayer sur la « philosophie prophétique » est la fréquentation des thèses du groupe Ascona (les conférences d’Eranos, menées en Suisse autour de la personnalité de Jung, auxquelles participèrent Eliade, Scholem, Corbin, Puech, Massignon, Buber, etc., ndlr). Encore engoncé dans une lecture académique qui me tenait à l’écart de l'expérience directe du spirituel, je me suis mis à creuser : Le Zohar, Le Sepher Yetzirah… Rétrospectivement, les Néo-platoniciens m’ont plus d’une fois sauvé de la folie. Plus spécifiquement les Péripatéticiens Musulmans (Ibn Sena, al-Farabi, etc.), mais aussi Jamblique et Plotin. Mais c’est lorsque je me suis plongé dans Sohravardi, Mollâ Sadrâ et Mîr Dâmâd, qu’un déclic fondamental s’est produit. Avec mon esprit rationnel (oui, je sais, ça sonne comme une blague), je ne m'étais préparé à aucune sorte de révélation. Mais, à travers Sohravardi, j’ai commencé à apprécier de manière substantielle une dimension plus directement activante des choses. Sa philosophie de l’Image, le barzakh, et l’accès à des outils conceptuels permettant de dépasser le Néo-platonisme. Par le biais de Seyyed Nossein Nasr, j’ai découvert Guénon pile à cette époque, au bon moment je crois (j’avais 28 ans), mais c’est un point où l’aspect mental ne fait que refléter le développement de l’âme : leurs mots clairs et précis ont conduit ma tête vers le cœur. La préparation a été longue… La trajectoire anarchique – en forme de bretzel ! – de mon lance-pierres nietzschéen s’est révélé être une ligne droite : je n’avais pas su la discerner jusqu’alors (je n’avais pas l’œil noétique). C’est par la courbe radicale de cette trajectoire que je peux désormais comprendre Saint Grégoire de Naziance et Maxime le Confesseur, qui m’auraient été complètement hermétiques auparavant… Mais je suppose que ce type de parcours est inhérent à chaque vie humaine.
« The Enemy of my Enemy is my Friend » est inscrit au revers du premier album des Secret Chiefs 3. Voilà un énoncé proprement politique, qui, présenté avec une imagerie islamique, semble une provocation aux Etats-Unis. Comment le public américain a-t-il réagi ?
T.S. : « The Enemy of my Enemy is my Friend » est en fait un proverbe perse. Rappelez-vous que c’était sur un album de 1995, c’est-à-dire un temps considérable avant que les Américains contractent cette gigantesque xénophobie culturelle envers l’Islam. Mais de toutes façons, oui – n’y voyez-vous pas le miroir anticipateur des néo-conservateurs ? Après 2001, j’ai entendu des Américains néo-conservateurs citer cette phrase exacte à de nombreuses reprises – et je vous promets que ce n’est pas moi qui la leur ait soufflée ! Par un curieux retournement, « l‘ennemi de mon ennemi est mon ami » s’avère être une synthèse plutôt déplaisante de notre éthique œcuménique contemporaine en général, vous ne trouvez pas ? Nous sommes toujours unis CONTRE un ennemi arbitraire, mais jamais AVEC Dieu.
Que pensez-vous de l’assertion du philosophe allemand Carl Schmitt : « L’ennemi - la sélection et la constitution de sa figure - est la condition du politique » ?
T.S. : Corbin affirme que le Temple préexiste dans le Royaume du Paradis. Essayer de créer ce Paradis sur Terre ne représente pas seulement un vœu pieu, mais une tentative prométhéenne pour traverser un abîme au-delà duquel nulle matière n’existe. Si je cherche à temporaliser le Royaume du Paradis, je deviens simplement l’ennemi de ma propre âme. C’est ce qui a échappé à Judas, mais que Nicodème le Sanhedrin (un des premiers disciples du Christ, qui prend sa défense lorsque ce dernier est malmené par les Pharisiens, ndlr), lui, a parfaitement compris. Nul ne peut menacer le Royaume du Paradis prééternel, et, par conséquent, nul n’a besoin de le protéger. Seules nos âmes ont besoin d’être protégées, âmes dont le foyer principal est le Royaume du Paradis. Si nous cherchons à bâtir sur Terre une réplique façon Disneyland de ce Royaume, nous filons droit vers notre propre perdition. L’image du « monde d’après la Révolution » que se font les communistes ressemble au millénarisme des premiers Chrétiens chiliastes Hérétiques (soit une période utopique de paix sur terre une fois celle-ci débarrassée de « Satan ») ; et c’est exactement la même utopie que prônent les chrétiens évangélistes, avec leurs rock songs se réjouissant de la venue du Roi du Monde. Ces gens-là sont-ils mes « Ennemis » ? Non, les hommes ne sont pas mes ennemis. Mais ça ne veut pas dire que je doive manquer de discernement sur de telles questions. Je tolère néanmoins plus facilement l’eschatologie matérialiste (la justice sociale) des uns que le Paradis terrestre ambiance Disneyland des autres.
Voyez-vous dans l’Islam chi’ite une source de connaissance avancée, complètement sous-estimée par l’Occident, victime de la propagande impérialiste ? Etes-vous religieux vous-mêmes ou simplement « intéressé » par ces questions ?
T.S. : Pour répondre à la première question, je pense qu’il s’agit surtout ici d’un combat entre la modernité et la tradition. L’homme moderne qui émet un jugement contre une tradition (peu importe la culture dont celle-ci est issue) est comme un individu qui se serait fait couper les couilles et se retrouverait tout à coup confronté à un homme naturel, avec de vraies couilles. L’eunuque est alors dégoûté par un homme tel que celui-là : il le trouve grotesque, primitif, retardé, anormal et grossier. Pour lui, avoir vécu toute sa vie en dehors du rite de « modification » est perçu soit comme une faute (s’il a connu cet état auparavant et s’en est éloigné), soit comme un retard pouvant éventuellement être un objet de pitié (si l’homme possédant ses couilles provient d’un horizon géographiquement éloigné). De la même manière, pour moi, presque tout ce qui fait la grandeur de l’Orient est sous-estimé par les Occidentaux – pas seulement les magnifiques avancées philosophiques et culturelles des Musulmans, mais aussi le dur labeur du paysan qui se contrefout de tout cela et vit gracieusement dans la beauté du ciel et de la poussière, et produit en retour une beauté qui lui est propre. L’Occident méprise ces hommes ou les aime « à distance », pourvu qu’ils soient exposés derrière une vitre comme un trésor pittoresque parmi tous les fétiches de notre histoire. Pour répondre à la seconde question, « religion » signifie littéralement « re-lier » ; partant de ce postulat, oui, je suis religieux. Même si, culturellement, je passe pour un homme de Neandertal auprès de mes contemporains.
A travers des blockbusters comme « Harry Potter » et le « Da Vinci Code », grâce à des séries télévisées comme « Twin Peaks », « Lost » et « Carnivale », l'ésotérisme fait maintenant partie du folklore culturel. Sans compter toutes les niches underground comme la culture goth ou le black metal, et tous ceux qui se revendiquent de gourous satanistes comme Crowley ou LaVey...
Tout cela est lié à la « révolution culturelle » des sixties et des seventies aux Etats Unis. Toutes ces générations se sont « rebellées » contre des parents qui eux-mêmes se sont « rebellés » contre les leurs. Elles sont en général parties de bonnes intentions, comme le besoin de retrouver une harmonie perdue que les générations précédentes avaient trahie. Le hic, c'est que de nombreuses idées « révolutionnaires » foireuses sont intervenues également, créant de nombreuses (et artificielles) barrières conceptuelles. Il y a tant d’effets de miroir dans ce que chacun déteste (tout sataniste est un catholique, tout anarchiste est un fasciste), tant de désaccords pour le plaisir d’être en désaccord et si peu de travail pour recouvrir cette harmonie perdue. Je suis aussi coupable que les autres sur ce point. Et les faiblesses que je perçois dans cette attitude viennent du fait que je suis moi-même allé très loin dans ces régions où nulle connaissance de soi n’est possible ni même désirable, en dehors de celle d’être un simple agent au service de la Destruction. Une destruction absolue, morale comme spirituelle. Ce sont les fruits pourris de Dionysos. Il est bon de noter que l’ésotérisme en tant qu’ « -isme » ne date que de l’époque du positivisme, et n’a pas d’autre crédibilité historique que celui d’un concept à partir duquel on peut travailler. Alors, si l’engouement actuel pour les pouvoirs psychiques relient le New Age aux Théosophes, rappelons que les Théosophes doivent eux-mêmes leur méta-religion syncrétique à l’interprétation protestante, individuelle, de l’Ecriture ; une interprétation qui est elle-même le fruit de l’altération catholique de la Doctrine chrétienne, très éloignée de l’intouchable orthodoxie des quatre autres églises patriarcales (Antioche, Alexandrie, Jérusalem, Constantinople). Pour le dire autrement : je ne vois dans toutes ces spéculations contemporaines sur l’Occulte que des symptômes de décadence. Ce qui ne veut pas dire, pour autant, que je n’aie nulle sympathie pour elles.
Pour un groupe actuel, les références à Guénon sont encore plus intrigantes que celles à Corbin. Pensez-vous, comme Guénon, que la tradition initiatique a été perdue en Occident avec la destruction de l'Ordre du Temple par Philippe Le Bel ?
Non, je suis en désaccord avec Guénon à ce sujet, et je dirais que la « Tradition Initiatique » a été perdue en Europe dans la chaîne d’événements qui se sont produits autour de l'année 1054. La façon dont Evola fait du Saint Empire Romain Germanique le véhicule de la Tradition authentique démontre sa préférence fameuse pour l'apostasie contre le christianisme authentique, mais plus encore sa confusion sur le concept de la Tradition elle-même (quand on considère le rôle du Saint Empire dans le Grand Schisme). C’est un point sur lequel Evola converge avec Guénon. J’ai beaucoup d’affection pour Guénon, cela étant, même si je suis en désaccord avec lui sur bien des points.
Philip K. Dick joue également un rôle majeur dans la cosmologie des Secret Chiefs 3. « The Owl In Daylight » fait référence au « dernier livre » annoncé mais jamais écrit par Dick, et « Ubik » reprend le titre d'un roman où apparaît assez clairement la prescience de son anamnèse gnostique…
Avez-vous lu la biographie que lui a consacré Emmanuel Carrère ? Elle est très réussie. Si l’on considère la vie de Dick à l’époque de l’écriture du livre, l’anamnèse dans « Ubik » est probablement liée aux propriétés restauratrices de l’Eucharistie. De nos jours, nous qualifions un peu vite de « gnostiques » tous les aspects transformateurs du christianisme, ce qui n'est que la conséquence d’un millénaire de pourrissement dans la captivité occidentale. Mais Philip K. Dick était bien plus qu'un « gnostique », au sens où ce n’était pas simplement un universitaire plongé dans les codex de Nag Hammadi et s’enthousiasmant pour toute forme de christianisme alternatif. Encore moins un mystique égocentrique qui se serait pris pour un prophète en se donnant comme le nec plus ultra du Christianisme authentique, trônant au milieu des décombres de la religion officielle. Dick en avait gros sur la patate à l’époque d’« Ubik », et sa vision de l’Eucharistie était liée à sa nostalgie d’une époque plus heureuse de son existence, durant laquelle il recevait régulièrement les sacrements. En d’autres termes, il avait déjà un sens direct de l'anamnèse qui lui venait de là. Et le perdre est clairement ce qui l’a envoyé dans un puits de douleur. Ses expériences ultérieures ont démontré sa recherche acharnée de Dieu et le fait que celle-ci soit pour lui une question de vie ou de mort (c’est pourquoi tout le monde continue à le prendre pour un fou), mais toutes ces expériences n’ont clairement pas été satisfaisantes. « The Owl In Daylight » est sous-titré « In memoriam Philip K. Dick ». Il était un chercheur ardent, un génie et une victime de notre époque malade, si bien que l’on ne peut guère faire autre chose que de verser une larme lorsque son nom est mentionné.
Révéler les arcanes de certaines Sociétés Secrètes ne vous a jamais attiré d'ennuis ?
Nous n’avons prêté aucun serment à quelque institution fantoche que ce soit.