« Hobo » autodidacte fils de missionnaires presbytériens, Harry Partch a traversé le siècle comme un aventurier, un pionnier, un chercheur d’or. Son Graal, c’est la musique d’avant le système tonal : la musique d’avant Bach, Beethoven ou les Beatles (je simplifie). En 1930, après quatorze années de recherche, il brûle toutes ses œuvres appartenant à l’échelle chromatique et travaille à développer une écriture mélodique reproduisant l’intonation prosodique. À partir de cette date jusqu’à sa mort en 1974, c’est dans une autarcie proche de l’autisme, une eskimocratie zappo-beefhearto-sun-raesquo-résidentielle avant l’heure, que le compositeur invente son univers artistique : un univers archi-cohérent, d’une indépendance anarchique, de percussions et de cordes, de chants psalmodiés et de paroles prononcées sur un ton théâtral, à la lisière de l’audibilité à force d’étrangeté et de pertinence maniaque, clos sur lui-même comme un hérisson.
Partch est un anti-founding father. Il défait l’occidentalisation du monde réalisée pendant le siècle par les Etats-Unis en mettant en pièces le support symbolique majeur de l’Occident, à savoir son seul chef d’œuvre indubitable : la musique. Oui, ce qu’a fait ce barbare paganisant, hellénisant et africanisant de Partch, c’est rien moins que désoccidentaliser la musique elle-même. Ritualiste, grandiloquent et bluesy à la fois, il l’a fait sortir du système tonal, l’a ouvert à des gammes musicales se situant entre les demi-tons, a travaillé comme un savant fou sur de nouvelles échelles… Pour ça, il a dû tout faire. Mais alors tout : comme cet autre « hobo » de Dieu le Père, il est reparti de zéro pour reconstruire le monde en étendant les douze tons à quarante-trois. Après avoir inventé de nouvelles échelles, il a inventé de nouveaux instruments pour pouvoir jouer sa musique : le Monophone (un violon adapté), le Chromelodeon (un harmonium accordé sur les 43 tons), la Kithara (un instrument à 72 cordes inspiré de la cithare), le Mazda Marimba (des marimbas dont les lames sont remplacées par des ampoules électriques, nommées en l’honneur du dieu zoroastrien Ahura Mazda), le Boo (à base de marimbas en bambou), la Marimba Eroica (quatre lames contrebasses géantes qu’on doit jouer monté sur une estrade), le Zimo-Xyl (un xylophone composé de deux rangées de bouteilles d’alcool, un clavier de lames de bois et trois enjoliveurs de voiture) et bien d’autres encore… S’il a dans sa tête un bruit qu’il veut entendre, Partch créé l’instrument qui pourra jouer ce bruit. C’est aussi simple et difficile que ça. Il va jusqu’à créer son propre orchestre et sa propre maison de disques… Absolument seul, Partch deviendra non seulement un des pionniers de la musique minimale mais également un intercesseur essentiel pour – entre autres – les Residents (sur Fingerprince), Tom Waits (à partir de Swordfishtrombone et surtout sur son chef d’œuvre, Bone Machine), Elvis Costello (qui fit une reprise de Weird Nighmare de Mingus sur les instruments crées par Partch) et Beck (qui exécutera, à la suite d’une polémique avec les Fiery Furnaces, une chanson pop à 43 tons de dix minutes dédiée à Harry Partch et disponible gratuitement sur le net).
Le paradoxe de la nouveauté, c’est son archaïsme. En écoutant Partch, on a l’impression d’assister à la naissance du monde. Ce sont des messes païennes de la nuit des temps jouée par des vagabonds mystiques. Les percussions sont omniprésentes et désinstallent l’auditeur en le faisant chavirer sur des rythmes instables. Sur ceux-ci, ou plutôt à côté, des cordes glissent et coulent comme de l’huile, les chœurs semblent psalmodiés par des êtres intermédiaires entre l’homme et l’animal, et, par-dessus cet élégant chaos, la voix de Partch, caverneuse, chaude et accentuée, déclame des textes inquiétants, tirés de Yeats, de Shakespeare, de graffitis trouvés dans les rues ou de contes japonais. « Dans l’attitude et dans l’action, dira Partch, mon travail se révèle proche de celui de l’homme primitif concerné par la magie du son obtenu à partir des matériaux qu’il trouve à portée de main. Cet homme fabriquait un véhicule pour le son, qu’il concevait comme le plus magnifique possible, avant de se consacrer à sa pratique au cours de rituels qui faisaient sens dans sa vie. Sa trinité était aussi la mienne : magie du son, importance de l’élément visuel et de sa beauté, expérience rituelle. »