Perdue
Dans Le Roi du Monde, une étude de 1927, René Guénon synthétise l’ensemble des données traditionnelles concernant le mythe du continent perdu. Appelé Shambhala, Agartha, Atlantis ou Thulé, celui-ci renvoie à un centre spirituel représenté comme une île. Immuable au milieu de l’agitation des flots, l’île est devenue inaccessible à l’humanité ordinaire, et située hors de l’atteinte des cataclysmes qui bouleversent le monde humain à la fin des périodes cosmiques, représentées par le chapelet shivaïte de 108 grains (« chaîne des mondes », 108 est « un des nombres cycliques fondamentaux » précise Guénon). Au cœur de cette île réside le Roi du Monde (sanskrit : Manu). Législateur primordial, il incarne l’Intelligence cosmique qui réfléchit la Lumière spirituelle pure et formule la Loi (Dharma). Le Manu est « celui qui fait tourner la roue » (Chakravartî). Placé au centre de toutes choses, il en dirige le mouvement sans y participer lui-même. Tenant à la fois de Jules Verne et de Philip K. Dick, LOST ne contredit jamais cet ensemble de données ésotériques, mais lui donne une forme actuelle, associant le background traditionnel à une représentation pathétique du monde moderne. La puissance de son récit tient à la confrontation d’un univers régi par des forces supra-humaines et des hommes de notre temps, au potentiel contrarié. Ce sont des êtres d’exception systématiquement brisés par leur environnement et leurs proches. Jack, Kate, Sawyer, Locke, Hurley, Sayid, Sun et Jin sont incapables de donner autre chose que le pire d’eux-mêmes dans leurs vies, et ce : jusqu’à ce que l’île les extraie de notre pourriture occidentale et les réoriente vers des situations où penser, agir et être ne font plus qu’un.
Trouvée
LOST a systématiquement remis en cause les certitudes des spectateurs concernant les bases de son récit : l’île n’est pas déserte mais habitée ; les « autres » ne sont pas des autochtones mais ont été recrutés pour des raisons précises ; le récit ne s’achève pas quand les personnages quittent l’île mais ils doivent y retourner pour accomplir leur destin ; Widmore n’est pas l’adversaire de Ben mais son prédécesseur dans la direction de l’île ; Locke ne poursuit pas une initiation mais une contre-initiation ; enfin celui que l’on désigne sous le nom de Jacob n’est pas Jacob mais un autre dieu se faisant passer pour Jacob. Métamorphosant sans cesse la métaphysique impliquée par l’aventure de ses héros, LOST pousse le spectateur aux limites de son attention, dans l’objectif de le réorienter et de le sortir de sa passivité structurelle. Où les personnages sont-ils perdus dans LOST si ce n’est dans notre monde ? Et qu’est-ce que l’île, si ce n’est, comme l’appelle un des héros, « la terre des vivants », c’est-à-dire le lieu de la « délivrance » (sanskrit : moshka), de la « libération hors de la forme » (vidêha-mukti) ? Ainsi, LOST se retrouve, dans le monde de la télévision comme son île sur la Terre – quitte à ce que des spectateurs moins préparés hurlent, telle Charlotte Lewis : « Ce lieu est la mort ! » ; this place is death !