Imaginez une trattoria aux frontières du monde. Dans celle-ci, un crooner à fine moustache et aux expressions reptiliennes, pourvu d’une gomina digne de l’agent Cooper, ressuscite un improbable répertoire, d’une ringardise achevée, accompagné par un trompettiste bavard, et un orchestre pansu, entre deux verres de limoncello. La musique elle-même est comme du limoncello : archi-sucrée et bien alcoolisée, citronnée sans acidité, elle vous écrase joyeusement au bout de trois petits verres. Au coin de la rue, les jeunes filles hurlent contre leurs souteneurs. Un espoir leur prend que, le lendemain, le soleil se lèvera sur l’extermination du vieux monde. C’est « Mondo Cane », énième B.O. de film improbable dont le titre renvoie au documentaire morbide de Cavara, Jacopetti et Prosperi qui influença tous les « Face à la Mort » suivants. On aime Patton ou on ne l’aime pas. Mais si on l’aime, on lui passe absolument tout, et tout d’abord le kitsch suprême de la variété italienne, qui semble une de ses plus grandes faiblesses. L’éclectisme est un faible mot, et on est ici très loin de la violence shivaïte de Fantomas : « Mondo Cane » développe jusqu’à la nausée une dimension déjà entraperçue sur « Desastre Natural » de Tomahawk, ou encore (mais c’était ironique) dans certains passages de « Disco Volante » de Mr. Bungle. Ici, il n’y a plus de place pour l’ironie. Percussions et violons pompiers introduisent à l’italianisation la plus forcenée, un orgue souligne les expressions les plus fortes, et Patton déploie une énergie inouïe à rendre les émotions les plus basiques et les plus tarées du yéyé italien des années 50 et 60. Et ce n’est pas la reprise désormais proverbiale de Morricone qui fera passer cette plongée dans les eaux profondes du sentimentalisme le plus sirupeux pour une opération « chic ». Il s’agit de quelque chose d’autre - et probablement inimaginable à aucune autre époque : il s’agit de la construction d’un homme qui se sent tout autant lui-même dans la musique de Black Sabbath que dans celle de Dalida. Et cet homme est tout simplement l’homme-monde du XXIe siècle.