Publication dans le numéro 465 de Rock&Folk de mai 2006.
La pop music est un art de l’enfance. Ce dont le monde des adultes nous demande de nous déprendre, les grands artistes pop insistent pour nous le ré-offrir, par doses homéopathiques d’irresponsabilité substituée. Depuis 1985 jusqu’à nos jours, les disques successifs des Flaming Lips sont autant d’exercices d’immaturité. Plongés à corps perdus dans la blessure ouverte par la mort spirituelle de Syd Barrett, ils produisent des enfances, non retrouvées ou conservées, mais à chaque fois réinventées ; des vies, inédites, parallèles, superposables à la nôtre, avec toute la sensualité pré-sexuelle, la paranoïa synthétique et la mélancolie chronique que ce genre de quête présuppose. Les disques des Flaming Lips sont des nourritures à la Lewis Carroll, qui font grandir ou rapetisser, et nous confrontent à l’infini variabilité des points de vue que l’on peut obtenir par rapport à une même matière expérimentée. Ce sont également des rêves, comparables à celui qui projette Dorothy Gale et son chien Toto hors du Kansas dans « Le Magicien d’Oz ». Car l’identité est une fiction ; il n’y a jamais eu que des enfances et des vies. Et pour chacun d’entre nous, il y en a toujours une ou deux dont on n’imaginerait pas a priori qu’elles nous iraient si bien.
En 1983, Wayne Coyne, modeste cuisinier de Oklahoma City, se procure une Les Paul. Il convainc son frère Mark de chanter et leur ami Michael Ivins de jouer de la basse dans un groupe baptisé « définitivement provisoirement » The Flaming Lips. Un certain Richard English joue de la batterie sur leur premier album, auto-produit, de 1985. Peu de temps après, Mark Coyne quitte le groupe pour fonder un foyer et c’est Wayne, à la voix hésitante et chevrotante, qui investit le rôle de lead singer. Le groupe devient un trio pour deux albums, « Hear It Is » et « Oh My Gawd !! ». Puis, lors d’une tournée en compagnie des Butthole Surfers, à Buffalo, les Flaming Lips rencontrent Jonathan Donahue – futur Mercury Rev – alors promoteur de concerts, qui devient leur complice privilégié.
Tels nombre de groupes ayant évolué en réaction de la catastrophe mondiale que furent les années 80, à commencer par XTC – qui se drapa dans les oripeaux du groupe rétro-actif The Dukes of Stratosphear – et jusqu’à Radiohead, épissant progressivement ses arrangements post-rock de cuivres mingussiens ou de chœurs dissolvants à la « Rock Bottom », The Flamings Lips sont d’abord des derviches accomplis du maniérisme. Ne voulant pas sacrifier au cynisme redoutable de leur époque, ils se retrouvent devant la complexe récapitulation exégétique de leur pratique, une suite de démarches pop et rock, et dont il s’agit de faire s’entrechoquer violemment les propositions les plus inconciliables jusqu’à ce qu’elles produisent un certain quanta de jouissance sentimentale et paradoxale dans le cerveau de l’auditeur. Tourner, tourner autour des modèles de référence jusqu’à trouver le point où Iggy Pop peut littéralement basculer dans les Beatles, Black Sabbath dans Sly and the Family Stone, Captain Beefheart dans Prince ou Lou Reed dans Burt Bacharach. A cet égard, l’alliage tenté par The Flaming Lips est un des plus hérétiques qui soit. Et cela explique qu’ils mirent particulièrement longtemps à obtenir un résultat à la fois original et populaire. Partis du punk, ils ont opéré une synthèse monstrueuse avec la musique la plus antithétique au punk qui se puisse trouver, à savoir celle de Pink Floyd ou de Genesis, soit le Gemüt hippie par excellence, pour lequel les Sex Pistols n’avaient nulle espèce d’indulgence.
C’est après leur rencontre avec Donahue que The Flaming Lips commencent leurs expériences non-scientifiques, expériences d’auto-hypnose et de perception modifiée dont la principale est la veille prolongée (trente heures sans dormir), et qui s’approchent d’assez près de celles menées, au début du vingtième siècle, par le groupe poétique Le Grand Jeu sous le nom de Métaphysique expérimentale. Ne supportant pas cette méthode de composition, English quitte le groupe après « Telepathic Surgery » en 1988. Il est remplacé par Nathan Roberts pour « A Priest Driven Ambulance » et « Hit To Death In The Future Head ». Un nouveau batteur, Steven Drozd, et le guitariste Ronald Jones rejoignent Coyne et Ivins en 1993 pour « Transmissions From The Satellite Heart ». Curieusement, le single extrait de ce dernier album, la comptine « She Don’t Use Jelly », devient un tube ; mais un premier tube après dix ans de galères ininterrompues a pu suffisamment les blaser pour que cet incident ne les détourne pas de leur chemin. Car ce n’est pas la planète qu’ambitionnent les Flaming Lips. C’est le cosmos lui-même, le point où toutes les musiques du monde se fondent en une Grande Synthèse et une Machine à nous rendre tous, radicalement, définitivement, fous.
Les Flaming Lips sont bien maudits. En 1996, après l’album « Clouds Taste Metallic », c’est Jones qui les quitte pour poursuivre une quête spirituelle plus orthodoxe et Drozd échappe de peu à l’amputation d’un bras pour morsure d’araignée. Au moment même où Wayne Coyne développe un projet appelé « Parking Lot Experiment » dans lequel 40 véhicules joueraient les 40 parties différentes d’un morceau à travers une cassette diffusée dans leurs autoradios, Michael Ivins est victime d’un accident étrange : la roue détachée d’une voiture se trouve propulsée contre la sienne et manque de le tuer. Finalement, le projet interactif prendra sa tournure définitive dans le disque « Zaireeka » de 1997, composé de quatre CD à jouer simultanément, par quatre personnes différentes, munies chacune d’une chaîne stéréo, actionnant la touche « play » de celle-ci en même temps (ce qui donne tout son sens au terme « play », l’auditeur jouant vraiment de son instrument : la chaîne stéréo). Le clinamen de cette expérience OuMuPienne tient à la vitesse de lecture propre à chaque lecteur, qui créé un léger retard apparaissant nécessairement au bout de quelques minutes et rend chaque écoute unique en son genre.
Comme s’ils avaient toujours dû être vieux, abîmés, et plus infantiles que jamais pour atteindre leur pleine consistance d’expression, ce n’est qu’en 1999 que sort leur premier très grand disque, « The Soft Bulletin », suivi par deux autres de très haute tenue, « Yoshimi Battles The Pink Robots » en 2002 et, en 2006, « At War With The Mystics ». « The Soft Bulletin » commence sur les chapeaux de roue. C’est un combat, narré sur des accords rappelant ceux d’un air de Dionne Warwick : « Deux scientifiques étaient en compétition / Pour le salut de toute l’humanité / Chacun de son côté / Si déterminés / Prisonniers d’un combat étouffant / Pour le remède qui est leur prix». Dans « The Soft Bulletin », le songwriting n’est guère qu’une matière première pour Wayne Coyne. Sa curiosité en pop est dans l’objet sonore qu’il peut tirer a posteriori de ses compositions : « La chanson elle-même devrait être le guide pour trouver le son. Mais les chansons ne sont pas des idées (…) La chanson est à un homme ce que les larmes sont à un bébé – elles communiquent de l’indicible avec du son (…) Les chansons sont des véhicules pour des idées purement sonores. » L’ambition de cet album est bien de reprendre (comme une flamme olympique) les quêtes mystiques entrecroisées de Brian Wilson dans « Smile » et de Syd Barrett dans « The Piper At The Gates Of Dawn ». Leur intercession est audible dans l’ensemble des morceaux, comptines dépressives mêlant cordes et synthétiseurs, batteries lourdes et boites à rythme, vibraphones, cuivres funèbres ou chœurs célestes : une orgie sonore dont le sommet est probablement « The Spark That Bled », composition fonctionnant par étapes successives et brutales transitions : « J’ai accidentellement touché ma tête / Et remarqué que je saignais / Depuis combien de temps, je ne sais pas / Qu’est-ce qui a bien pu me toucher, pensais-je ? / Quel type d’armes possèdent-ils ? / La plus douce balle jamais tirée. »
Le dispositif scénique des Flaming Lips a également pris sa pleine consistance lors de la tournée de « The Soft Bulletin », avec ses enfants déguisés dans des costumes d’animaux, ses confettis, ses ballons géants, ses marionnettes, ses danseuses, son faux sang de cinéma et son écran géant diffusant des vidéos. La tentation sectaire y est omniprésente, ne serait-ce que dans la présence magnétique du chanteur, et son rêve – réalisé sur scène – de se déplacer dans la foule à l’intérieur d’une bulle géante. Quand on voit Wayne Coyne, avec sa barbe poivre et sel et son très beau costume de preacher pouilleux, haranguer son public, à mi-chemin entre Claude Vorilhon et Wild Man Fischer, on peut y reconnaître la pleine conscience du statut de la musique populaire acquise au cours de la seconde moitié du vingtième siècle. Car le concert de rock est une scène éminemment politique – et théologique : celle d’un meeting où la foule vibre à l’unisson sur les déhanchements inspirés d’une personnalité charismatique. Foucault avait essayé d’expliquer ça à Boulez (qui n’y voyait que du feu) : Le Rock est une musique où l’individualité de l’auditeur s’affirme par identification au corps du chanteur sur la scène. Les Flaming Lips intègrent ce processus d’individuation à un dispositif psychédélique volontairement régressif. Auto-réflexif, le groupe joue au cœur d’une scène festive et chaotique, débordant d’une joie contagieuse, entraînant le public dans une ligne de folie dont l’ambition est de gagner la Guerre de l’imagination consolatrice contre la réalité meurtrière. Cette occupation délirante de la scène déborde dans l’environnement sonore de « Yoshimi Battles The Pink Robots », avec ses applaudissements, ses commentaires du public, ses cris et ses sons de combat ou de radio. C’est comme si une bande-son très chargée mais assourdie formait une première couche sur laquelle les chansons se dégagent sous la forme d’une deuxième couche, décollant lentement de la première pour toucher le système nerveux de l’auditeur, qui en fera son véhicule interstellaire, son concert cosmique portatif.
Des textures électro-pop d’un goût douteux envahissent également « Yoshimi Battles The Pink Robots ». Le disque croît en rhizome à partir de la septième chanson, « It’s Summertime », une ballade funèbre écrite pour une amie japonaise morte pendant que le groupe était en tournée, et dont les membres n’étaient informés que par des mails à l’anglais si approximatif qu’ils en retardaient énigmatiquement, sordidement, la nouvelle. S’y mêle l’aventure imaginaire de la petite fille, Yoshimi, ceinture noire de Karaté, combattant contre les Robots Roses, puis l’amour d’un des robots pour la petite fille, préférant se suicider plutôt que de l’affronter (« One More Robot »). Enfin, la deuxième partie de « Yoshimi Battles the Pink Robots » reprend un riff rappelant ceux de Matching Mole, sur lequel parle et crie une deuxième Yoshimi, Yoshimi P-We, la légendaire batteuse des Boredoms. Dans « At War With The Mystics », ce mélange sonore borderline se prolonge avec des réminiscences inattendues de T-Rex (« Free Radicals »), The Who (« The W.A..N.D » ; « It Overtakes me ») et même King Crimson : Ses Royales Rémanences apparaissant dans « Pompeii Ad Gotterdammerung » ou « The Wizard Turns On » et croissant lentement comme le désert sur les constructions des hommes. Ambitieusement énigmatique, « At War With The Mystics » développe une hypothèse fabuleuse : celle que l’administration Bush serait en réalité victime d’une consommation non-préparée de doses terribles de L.S.D. et d’Ectasy, responsable de leur ridicule sentiment d’élection divine. « Ils n’étaient plus simplement des représentants officiels, comment ironiquement Coyne, ils étaient devenus, dans leurs têtes, des… mystiques. » Cette idée – triste et drôle – s’enroule ensuite dans l’histoire d’un sorcier cherchant une galaxie aux dimensions d’une Star Queen nue aux jambes déployées, entre lesquelles il désire plonger son vaisseau spatial afin de se transformer en fils chimique de Dieu. « J’aurais aimé écrire des Hymnes de Protest-Rock radical qui illumineraient les masses, écrit encore Coyne au sujet de leur dernier album, mais je sais que, après tout, notre musique (comme tout art) ne représente que nous, fouillant dans les ténèbres… Essayant de donner une forme et une signification à des expressions internes. »
Malgré leur volonté déclarée d’« optimisme » ou d’ « acceptation existentielle », les Flaming Lips ne nous réunissent que sous le signe d’un commun désespoir. Et leurs airs les plus gais sont toujours des chants de défaite cosmique : « The Sound Of Failure ». La question est de savoir la dose de pathos qu’un homme est susceptible de s’injecter sans s’effondrer. Le modèle de référence de Wayne Coyne, « Shine On You Crazy Diamond » de Pink Floyd, est – au choix – une rengaine épouvantablement pleurnicharde ou un hymne d’une sombre splendeur. Leur reprise, jouée chez John Peel en Août 1999 et publiée ensuite sur « The Soft Bulletin Companion », est un des sommets du groupe. Sur quelques arpèges épars, Wayne Coyne y tente d’abord d’expliquer le choix du morceau. C’est un discours tremblé et incohérent sur la folie, le bonheur, le Magicien d’Oz, s’achevant sur un petit rire nerveux. Après cinquante secondes, un drone vrombissant d’orgue apparaît. « Ohhh… C’est déjà déprimant, pas vrai ?… » commente Coyne. Le piano esquisse le thème célèbre à quatre notes, puis enchaîne sur la grille, méthodique et sépulcral. Au bout de deux minutes, le chanteur entonne l’air d’une voix déjà fatiguée, épaulé par son complice. Puis les aigus montent, et la voix se fissure, se morcelle… Passé un premier couplet, Wayne s’arrête brutalement pour commenter encore, chercher une proposition positive, en vue de compenser la tonalité dépressive de son interprétation, et se perd lentement dans les marmonnements… Après 3 minutes et 54 secondes, le morceau s’arrête. Et je défie quiconque de l’écouter sans ressentir un inexplicable frisson à lui dévorer l’âme : la mélancolie qui nous tombe dessus, brutalement, comme un vase qu’on renverse.
« Est-ce que le combat pour notre santé doit être le combat de nos vies ? chantent encore les Flaming Lips sur « The Soft Bulletin ». Maintenant que nous avons perdu toutes les raisons que nous croyions avoir ? » Les meilleurs morceaux des Flaming Lips sont des Traités du Désespoir et des Miettes Mélodico-poétiques. Et la plupart des principes qui sous-tendent leurs airs fonctionnent sur une logique paradoxale rigoureuse et fragile : C’est en étant le plus sentimental qu’on est le plus ironique ; c’est en étant le plus joyeux qu’on est le plus triste ; c’est en étant le plus fou qu’on est le plus lucide ; c’est en étant le plus anachronique qu’on est le plus moderne ; enfin c’est en s’approchant au plus près du solipsisme – tels Syd Barrett, Brian Wilson ou, à leur suite, Wayne Coyne – qu’on est en mesure de produire le disque le plus tragiquement objectif sur notre temps.