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Qu’y a-t-il dans un nom ?
Paru en 2010

Contexte de parution : Soldes

Sujet principal : Captain Beefheart
Cité(s) également : plusArt Tripp, Bill Harkleroad, Elliot Ingber, menu_mondes.pngFrank Zappamenu_mondes.png, Grace Slick, Howlin’ Wolf, Isis, Jeff Cotton, John French, Magic Band, Mark Boston, Marsile Ficin, N. Senada, menu_mondes.pngResidentsmenu_mondes.png, Richard Nixon, Snakefinger, Sue Vliet




01. « Un nom, demandait Stephen Dedalus à ses interlocuteurs de la Bibliothèque de Dublin. qu’y a-t-il dans un nom ? » Frank Zappa a proposé une anecdote révélatrice, sensiblement différente de celle défendue par l’intéressé, concernant l’énigmatique et chatoyant pseudonyme de Donald « Don » « Van » Vliet. Le jeune Van Vliet vivait en compagnie de ses parents, de son oncle Alan et de sa petite amie Laurie. Lorsque cette dernière passait devant les toilettes que l’oncle avait laissées volontairement entrouvertes, Alan louangeait dégueulassement son appendice personnel par ses mots : « Il est gros et puissant comme un cœur de bœuf ». L’un des premiers projets inaboutis des deux amis d’adolescence était un film de série Z nommé « Captain Beefheart versus the Grunt People » dans lequel le jeune Van Vliet devait jouer le rôle principal. Zappa y tenait suffisamment pour réécrire le scénario en 1969 (mais ce fut pour l’abandonner aussitôt) : dans le casting présumé de celui-ci, on remarque Howlin’ Wolf dans le rôle du père de Beefheart, Grace Slick en princesse, et enfin Sue, la mère de Don Van Vliet, dans son propre rôle.

02. Captain Beefheart a toujours détesté travailler. Travail : le mot est une insulte dans sa bouche. Anarchiste absolu, primitif définitif, Monsieur pense que le travail est une infamie irréversible inventée par les hommes – en contradiction avec la nature et son processus – et que la seule beauté et la seule vérité résident dans le caractère cyclique et circulaire du JEU : « Les musiciens sont capables de suivre une musique écrite en lignes mais pas en cercles. Mais je n’écris pas en lignes, moi. »

03. Il n’existe pas de biographie conséquente de Don Van Vliet. Et pour cause, cette tâche a elle seule demanderait le sacrifice de deux vies : une première, pour recouper et vérifier les indices disséminées comme autant d’éléments incompossibles au fil des interviews, et une seconde, pour réussir à faire de toute cette salade un récit consistant, cohérent et compréhensible. L’album « Trout Mask Replica » a-t-il vraiment été écrit en huit heures sur un piano avec un magnétophone ? La voix du Captain fait-elle vraiment sept octaves et demi et est-il capable de faire disjoncter un micro s’il chante trop fort ? Le jeune Van Vliet a-t-il vraiment refusé de quitter le ventre de sa mère au moment de sa naissance, et ses meilleurs amis d’enfance ont-ils bien été les animaux du Griffith Park Zoo (dont un lion végétarien qu’il allait visiter dans sa cage) ? Toute l’histoire de Captain Beefheart est tissée d’événements invérifiables. C’est qu’il ne s’agit pas, dans son cas, de vérité historique mais de légende théophanique. Il s’agit du récit visionnaire d’un candidat à l’auto-divinisation « artiste ». Captain Beefheart ne vit que pour construire, par des images frappantes et sur des rythmes disruptifs, son espace intermédiaire, un’Alam al-Mithâl néo-dada où les événements sont les marches d’un escalier vers le cosmos sauvage. Si la nature est la Grande Illusionniste, alors les deep ecologists sont les Ismaéliens suprêmes de celle-ci : des « Gardiens de l’Illusion », à la vie à la mort.

04. Il faut faire attention aux disques de Captain Beefheart que l’on achète. Ses douze albums studio officiels réussissent à se tenir aux deux extrémités, pire et meilleure, de toute la production pop : l’avant-garde hardcore et la variété internationale mielleuse. Deux disques sont absolument splendides : Troust mask replica, The spotlight kid. Quatre tout à fait formidables : Safe as Milk, Mirror Man, Shiny beast, Doc at the radar station. Trois terriblement décevants : Lick my decals off, Clear Spot, Ice Cream for crow. Deux totalement catastrophiques : Blue jeans and moonbeans, Unconditionnaly guaranted. Et un réussit l’exploit d’être tout cela à la fois, dans l’ordre et dans le désordre : Strictly personal. Très honnête, Beefheart disait qu’il aurait franchement préféré que sa musique soit gratuite parce qu’elle ne lui avait rien coûté à faire (mon conseil : téléchargez tout sur la mule et ne vous posez pas de questions).

05. Captain Beefheart a toujours détesté les hippies et les beautiful people. « Hip » est dans sa bouche l’insulte suprême, c’est-à-dire « fashion » : c’est à peu près comme si il traitait quelqu’un de con. Ses producteurs successifs auront toujours été trop « hip » pour sa musique. Quand on lui demandait ce qu’il pensait de Richard Nixon, il répondait « Je n’aime pas trop les gens un peu fashion comme lui. »

06. Qu’y a-t-il dans un nom ? John French est Drumbo ; Bill Harkleroad Zoot Horn Rollo ; Mark Boston Rockette Morton ; Jeff Cotton Antennae Jimmy Semens ; Elliot Ingber Winged Eel Fingerling ; Art Tripp Ed Marimba… Repeignant une à une les individualités éparses de ses musiciens selon une couleur ou une tonalité fondamentale différente, Beefheart les a tous impitoyablement, égoïstement, renommés, désappropriés d’eux-mêmes et mis à son service comme s’il s’agissait de ses animaux en peluche. Le Magic Band est une secte. 

07. En 1969, sur leur route pour San Francisco, le camion des Residents s’arrête brusquement de fonctionner. C’est dans la ville de San Matteo. Ils sympathisent alors avec le guitariste anglais Snakefinger, qui les présente à leur futur mentor, le bavarois N. Senada. N.Senada ne va pas tarder à exercer une influence prédominante sur le groupe, en en faisant les praticiens de sa Théorie de l’Obscurité. Cette théorie peut se résumer à une idée très simple : celle qu’un artiste fait son meilleur travail dans l’ombre, sans l’influence d’un public quelconque, mais elle présuppose également que la musique doit prendre soin d’elle-même, le musicien n’étant qu’un filtre de forme humaine, un intermédiaire entre les sons de la nature et celle-ci. C’est à l’écoute de cette théorie que les Residents décident de ne jamais présenter leurs visages ou leurs identités au public et de vivre comme une inhumaine entité conceptuelle. Inutile de dire que N. Senada n’existe que dans la mémoire des Residents et de Snakefinger, et que l’ensemble des événements historiques et des théories qui lui sont attribués n’a été révélé et diffusé que par leur intermédiaire. N. Senada n’existe pour personne d’autre. Longtemps, je me suis interrogé sur la signification de N. Senada. Je pensais que « Senada » était une corruption hispano-française pour It’s nothing : C’est nada ; c’est rien. Ou que le N. renvoyait à l’Osiris N. du Livre des Morts Egyptiens. Qu’y a-t-il dans un nom ? Un jour, au détour d’une enquête concernant Don Van Vliet, j’ai compris. Ensenada est le village dans lequel Frank Zappa a enregistré le disque clé de Captain Beefheart, « Trout Mask Replica ». Dans un entretien donné à « Future » en 1977, les Residents déclarent : « Si tu veux aller directement à l’essentiel, tout ce que nous sommes, nous le lui devons (i.e. N.Senada). Il est probablement le dernier individu unique. Toute notre conception de la musique descend en droite ligne de ses œuvres bavaroises. »

08. La plus belle phrase de Captain Beefheart : « Il n’y a que quarante personnes dans le monde et cinq d’entre elles sont des hamburgers. »

09. Qui est Sue Vliet ? Qu’y a-t-il dans une mère ? Sue Vliet est-elle une dévoratrice dépressive omniprésente ? Une mystérieuse Isis zombie ? Ou encore la grande prêtresse encombrante de la micro-civilisation réinventée à partir des membres épars d’Howlin’ « Osiris » Wolf ? Elle apparaît un peu partout dans le corpus captainien, comme une mère entre sans frapper dans la chambre de sa progéniture. Deux chansons lui sont plus spécifiquement consacrées : « When I see Mommy I feel like a Mummy » et « Sue Egypt ».

10. Le plus bel hommage à Captain Beefheart a été écrit et enregistré par les groupies géniales et sœurs pop-sexuelles les G.T.O.’s dans leur unique album, « Permanent Damage ». C’est « The Captain’s Fat Theresa Shoes », une ode à ses chaussures excentriques, un poème descriptif et interprétatif de 1 minute 55 secondes chanté sur un rythme irrégulièrement tournoyant, sans batterie, avec un clavecin, un piano et une guitare wah-wah. Le plus étrange est que la description, uniquement extérieure, de Captain Beefheart, ne s’appuie jamais sur ce qui fait son caractère irréductible, à savoir sa voix. C’est son apparence physique que les G.T.O.’s expriment : sa défroque amoureusement magnifiée et érotisée avec ingénuité, de ses yeux bleus à ses chevilles de porcelaine. Les notes d’introduction rappellent le thème des cours de ballet pour petites filles, et sur ce rythme sautillant, les filles chantent toutes en chœur :

Un chapeau de feutre marron amélioré d’un nœud
Des lunettes jaunes de voyeur qui ne montrent jamais
Ses yeux bleus, ses yeux bleus
Quel déguisement fabuleux
Il est si grand, si fabuleux, si merveilleux
Le t de ses lanières renvoie à la pointe de ses petons
La pointe de ses petons lui va comme un T
Oh, C.B. fait des claquettes pour moi
Avec tes grandes, grasses Theresa-shoes à pointes
Une veste avec une vierge, vierge boutonnière
Cherchant des boutons expérimentés pour briser son hymen
De fines bandelettes qui entourent ses
Chevilles de porcelaine jusqu’à ses
Grasses Theresa-shoes de Capitaine
Le t de ses lanières renvoie à la pointe de ses petons
La pointe de ses petons lui va comme un T
Oh, C.B. fait des claquettes pour moi
Avec tes grandes, grasses Theresa-shoes à pointes
Ses yeux bleus, ses yeux bleus
Quel déguisement fabuleux
Il est si gai, si fabuleux, si merveilleux
Ses talons de plastique
Qui voudraient tant passer pour du bois
Qui voudraient tant passer pour du bois
Traînent au sol et font tellement mieux
Que d’autres chaussures, que d’autres chaussures
Font tellement mieux que ne le pourraient d’autres chaussures
Le t de ses lanières renvoie à la pointe de ses petons
La pointe de ses petons lui va comme un T
Oh, C.B. fait des claquettes pour moi

11. La Grand Djihad de Captain Beefheart est une guerre totale contre les rythmes et les mélodies traditionnels, signes de la prison dont l’homme n’arrive pas à sortir. Les quatre temps, les trois accords, la forme couplet- couplet- refrain- couplet- refrain- pont- couplet- refrain- refrain : pulsions conservatrices de l’animal effrayé qu’on retrouve aussi bien dans la ballade de variété country que dans le punk. Beefheart appelle cette « constante » trop humaine le « Mama Heartbeat », le battement de cœur maternel (et il ajoutait qu’il n’aimait pas les marches militaires parce qu’elles lui rappelaient la musique disco). La musique beefheartienne est anti-hypnotique ; son objectif est de briser l’état catatonique de l’auditeur, et l’ouvrir à la complexe beauté de la nature.

12. Lorsque Marsile Ficin, de l’Académie Platonicienne de Florence, à la demande de ses amis, s’emparait d’une lyre aux motifs ésotériques et entonnait une improvisation « orphique », entrant en transe sur des modes polyrythmiques, et des tempos contrariés, produisant un effet chamanique incontestable qui inspirait jusqu’aux arrondis des peintres présents, j’ai toujours pensé qu’il devait se souvenir du futur. En l’occurrence, Marsile Ficin se souvenait de la musique de Captain Beehfeart.