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This is when we are : 1996. Suite au succès planétaire de The X-Files (1993-2002), Chris Carter créé une deuxième série qu’il veut d’abord intituler 2000 mais qui finalement s’appellera MillenniuM. Pour parfaire son projet, le producteur californien s’entoure de deux de ses meilleurs scénaristes, James Wong et Glen Morgan, de quelques réalisateurs, et plus particulièrement Thomas J. Wright, du chef opérateur Robert McLachlan, qui créée une atmosphère cramoisie de feuilles d’automne brûlées pour représenter la ville de Seattle, et enfin, malheureusement, du détestable Mark Snow, qui compose pour le générique déjà moche une invraisemblable scie simili-celtique archi-lourde, qui réussirait à faire passer la cochonnerie new age sifflée à tue-tête des X-Files pour un air sobre et délicat… MillenniuM connaîtra trois saisons, presque indépendante l’une de l’autre, tant les visées de chacune semble se contredire ; et 67 épisodes, auquel on doit ajouter une coda provisoire, l’épisode de X-Files éponyme, diffusé le 28 novembre 1999, où apparaît pour la dernière fois le personnage de Frank Black, interprété avec une remarquable sobriété par Lance Henriksen.

And this is what this is about : Le héros s’appelle donc Frank Black, comme le chanteur des Pixies. Avec un visage archi-beckettien, Lance Henriksen va déplacer son émotion rentrée, son physique d’oiseau de proie aux ailes fermées, son hypersensibilité butée de taiseux contrarié, sa belle voix sourde et granuleuse, dans des affaires plus horribles et pathétiques les unes que les autres. Frank Black est un ex-agent du FBI et profiler visionnaire qui a décidé de lever le pied. Il s’est installé dans une maison couleur de canari crevé à Seattle avec sa jeune femme Catherine (la très surprenante Megan Gallagher) et enfin leur fille en bas âge, un adorable petit bout de chou nommé Jordan (Brittany Tiplady). Ayant quitté le « Bureau » parce que son job débordait sur sa vie privée et mettait sa petite famille en danger, Black continue néanmoins les enquêtes en lousedé comme consultant du groupe MillenniuM, une espèce de société de bénévoles composée d’ex-agents du FBI à la retraite : la misère, quoi.

Les premiers épisodes fourmillent de références qui situent aisément l’époque de la série, et son ambiance 90’s en diable. Des allusions à Se7en de David Fincher, des remix de Nine Inch Nails, des extraits du second album de Cypress Hill rythment un récit situé à Seattle, capitale internationale du grunge (il ne manque que Outside de David Bowie pour parfaire la constellation référentielle classique de l’époque). Après avoir inquiété ses compatriotes sur les mensonges gouvernementaux et l’imminence d’un retour de l’ultra-droite dans X-Files, ce futurophobe aux cheveux poivre et sel de Chris Carter décide de les émouvoir sur l’état d’aliénation dans lequel vivent les criminels, tous également victimes d’un monde qui part en vrille… Et c’est plutôt réussi : certains meurtriers voient leurs victimes comme des anges, d’autres comme des âmes en peine attendant d’être délivrées, d’autres enfin comme des démons prêts à détruire la Terre. « Il appartient à un monde que nous ne comprenons pas encore » dit Frank Black au sujet de l’un d’entre eux. Ce avec quoi MillenniuM a à faire, ce sont les liens entre société de consommation, meurtres en série et série télévisée : le problème de l’accumulation et de la répétition, prenant la place vacante du sens unifié, et la notion de quantité exprimée criminellement devenue une protestation devant une vie définitivement dénuée de toute qualité. C’est peut-être la première série a être consciente du fait que son accumulation de crimes maniaques est symboliquement analogue à celle produite par les tueurs en série. Le thème d’une complicité structurelle de la série avec la psychologie des serial-killers explique peut-être la direction artistique tordue de certains épisodes, comme A Room with no view qui répète inlassablement le même air, Love is Blue de Paul Moriat, jusqu’à rendre le téléspectateur quasi-épileptique (Life Lessons de Scorcese dans New York Stories nous avait déjà fait le coup avec A whiter shade of pale, mais c’était pour montrer le caractère obsessionnel de l’artiste plongé dans sa création), et les atmosphères délibérément anxiogènes de quatre-vingt dix pour cent des épisodes. « Il n’y a pas de salut, dit un autre de leurs mille milliers de criminels délirants et lucides : Il n’y a pas de pardon. Juste des nuits solitaires dans des maisons vides. »

 

Des nuits solitaires dans des maisons vides : c’est ce que voit Black à travers les yeux du criminel, en ressentant à chaque fois ce qu’il ressent, en éprouvant sa volonté de destruction mais également l’angoisse et la solitude qui donnent naissance à cette volonté ; son incapacité à vivre sans faire de cette destruction l’unique moteur de cette vie. « This is who we are » sera le slogan de la seconde saison. Who we are ? Une civilisation à bout de course, essoufflée, épuisée, morte, inutile, achevée, incapable de croire encore à ses propres mensonges et de poursuivre ses médiocres visées. Who we are ? Des hypocrites et des cons, qui regardons les tueurs en série tuer à notre place et payer à notre place le prix de notre culpabilité collective à vivre dans un monde où l’accumulation frénétique est l’ultime projet. « On pense qu’on fait notre boulot en arrêtant des gens, dit Frank Black à sa femme en se réveillant en sursaut, tout en sueur, mais tout ce qu’on fait, c’est de les mettre en prison pour éviter d’avoir à les regarder… »

C’est ça, le projet initial de MillenniuM : donner à voir un monde entièrement bousillé dans lequel nous errons comme des âmes en peine. Donner à regarder ces gens qu’on met régulièrement en prison et qu’on considère comme différents de nous alors qu’ils sont le miroir de notre psyché. Et finalement proposer une vision émotionnelle, compassionnelle, aimante, de cet univers en loques rempli d’êtres humains dont les vies partent en vrille… Car, si MillenniuM est la plus triste de toutes les séries, c’est aussi la plus chargée en pitié, l’affect romanesque abandonné du vingtième siècle par excellence. Dans un des premiers épisodes, Frank parle de Dostoïevski avec un de ses collègues flics qui sirote sa bière : « J’ai lu Dostoïevski et il y a un passage qui dit à peu près : Rien n’est plus triste qu’une vie qui atteint sa fin sans que personne ne s’en soucie. (Les tueurs) craignent que leur vie passe inaperçue. Ils ont peur de ne rien laisser derrière eux. Leur haine d’eux-mêmes s’est retournée contre le monde. Ce monde qui les a rejeté en les déshumanisant, les a réduit, comme nous tous, à ce code barre universel. » Si Franck Black ressent si bien la désolation universelle, c’est parce qu’il est lui-même vide, gris, sans personnalité, sans fantaisie, dans un état de disponibilité anarchiste remarquable ; mais cette disponibilité est elle-même abîmée par une tristesse infinie. Vieux, sombre, sobre, il s’est lui-même réduit à l’état de fonction dans un mécanisme qui fonctionne très mal.

Frank Black n’est pas seul : il a sa déprimante famille, dont il ne tire qu’un bonheur gris et terne ; et, pour l’aider, ses petits potes de MillenniuM lui dépêchent un tout aussi déprimant Peter Watts. Peter Watts est le premier rôle conséquent joué par Terry O’Quinn, à son époque calvitie-incomplète-et-moustache-inutile, déjà utilisé par Carter dans trois différents rôles au sein des X-Files : le lieutenant Tillman dans Aubrey, Darius Michaud, un kamikaze souriant énigmatiquement dans le film Fight the Future, et enfin carrément l’extraterrestre de la N.S.A. dans le plus sombre épisode de toute la série : Trust No 1. C’était peu de temps avant qu’il ne progresse extraordinairement, entre Alias et Lost, jusqu’à devenir un des meilleurs acteurs de son époque. Ancien directeur adjoint du FBI traumatisé par la vision d’un enfant de quatre mois dont on a coupé la tête et les bras, père de famille à la psychologie complexe, à l’humilité piégeuse, à la religiosité confuse, Peter Watts est également chargé de superviser Black pour une éventuelle intégration à un autre niveau du groupe MillenniuM.

 

Un autre niveau : derrière ses aspects ringards d’association d’ex-flics qui préfèrent toujours traquer des criminels que d’aller à la pêche ou de jouer aux dames, la société MillenniuM est en réalité un société secrète datant de l’an 10 après Jésus-Christ, dirigée depuis une petite cabane dans la forêt par un monsieur aux allures chamaniques nommé Le Vieil Homme et chargée d’empêcher l’Apocalypse de se produire. Les membres de MillenniuM ont des rituels en latin et utilisent pour communiquer un site sécurisé dont la page d’accueil contient le symbole de l’ouroboros. Ils combattent en particulier un groupe nommé Odessa, dirigé par un ancien nazi nommé Rudolph Axmann, à qui ils récupèrent un morceau de la croix de la crucifixion retrouvée en Syrie…

Oui, vous avez bien lu. Ca semble presque incompatible et pourtant : en plein milieu de parcours, MillenniuM se met subitement à déployer un récit B, en toile de fond de son style policier psychologique. C’est un système d’organisation relative d’événements épars, renvoyant à un network prophétique. Ce principe sera régulièrement repris, et, ces deux derniers années, il fournira même la toile métanarrative de Fringethe pattern ») et de FlashForwardthe event » ; le grand tableau de l’agent Benford), deux séries qui lui doivent beaucoup – et probablement plus qu’elles ne peuvent l’imaginer. C’est un système assez lâche, souvent déceptif, qui jusqu’à présent n’a pas vraiment porté ses fruits. En tous cas, ce n’est pas dans MillenniuM qu’il les porte : même si son ambition est bien de réorganiser le multiple dans un chaosmos archi-artistique, une image dans le tapis révélant une grande forme derrière l’accumulation de petits faits épars, Chris Carter n’est ni James Joyce ni Raymond Roussel. Et, au final, on n’y comprendra pas beaucoup plus qu’au début. Après une relecture attentive, il y a éventuellement trois hypothèses :

1) Les serial-killers sont des espèces de messagers inconscients. Ils commettent des crimes qui sont l’alphabet secret par lequel l’ange exterminateur exprime sa volonté destructrice terminale à l’humanité. Les morts les plus absurdes ou horribles forment un langage codé, que seuls quelques individus, eux-mêmes passablement fous, arrivent à décrypter. Ce qui ne peut les rendre que plus solitaires et malheureux encore.

C’est le sens que propose l’épisode Force Majeure, dans lequel un ancien compagnon de route de Peter Watts, Dennis Hoffman (Brad Dourif), explique les morts très fortéennes de deux jumelles séparées à la naissance, Lauren Padilla – immolée par la foudre pendant une tempête de grêle – et Carlin Mather – noyée dans une rivière de sang – par la conjonction astrale attendue de la fin des temps, l’alignement des sept planètes le 5 mai 2000, annonciateur du Déluge.

C’est aussi le sens du personnage magnétique et inquiétant de Lucy Butler (Sarah-Jane Redmond), qui apparaît pour la première fois dans Lamentation, assassinant le flic Bob Bletcher, commençant à foutre en l’air le couple Black, et revenant génialement dans A Room with no view puis suprêmement dans Antipas ; et enfin, en un éclair, dans Saturn Dreaming of Mercury. Lucy Butler est clairement une messagère de la destruction, presque située hors du temps, se tenant à mi-chemin de l’humanité et de tout autre chose. Elle peut se métamorphoser, influer sur les événements, et transformer la psychologie des êtres qu’elle croise pour en faire des agents du démon.

2) Les atrocités commises par des tueurs apathiques et inconscients de leur propre visée sont en réalité des « coups » portés par le groupe MillenniuM lui-même pour hâter un épisode apocalyptique, qui les permettrait d’exercer leur domination sur le monde… Dans The time is now, ils injectent même un virus à la population de Seattle pour en contrôler la partie restante. À moins encore que :

3) Ce ne soit qu’une partie du groupe qui veuille hâter la fin du monde, alors qu’une autre partie tente d’enrayer ce processus… L’ensemble de la série apparaît ainsi comme une partie d’échec entre plusieurs factions de chefs secrets, opérant en cachette de l’humanité ordinaire dont nous faisons tous partie et dont nous sommes tous, potentiellement, les pions.

 

De cela, Frank Black ne se rend vraiment compte que lors de la césure entre la première et la seconde saison… Dans The Begining of the end, Catherine, sa femme, a été kidnappée par un allumé qui persécute la famille Black depuis des années en leur envoyant des polaroïds. Joué par le lippu et ralentissant Doug Hutchison, légendaire Eugene Tooms de X-Files et futur chef de la Dharma Initiative dans Lost, « Polaroïd Man » est obsédé par une comète fraîchement apparue dans la constellation des Gémeaux, et les deux chemins qui s’ouvrent lors de l’arrivée du millénaire… Quand Black le retrouve, il se rend compte que celui-ci est en réalité un ancien consultant de la société MillenniuM que cette dernière a rendu fou… Alors que Black le massacre rageusement et honteusement, sa femme décide de le quitter, ayant l’impression que son mari a « sacrifié quelque chose » en tuant « Polaroïd Man ». C’est à partir de cet épisode que MillenniuM se fait plus obscur, elliptique et parfois nettement contradictoire. Il faut reprendre plusieurs fois les épisodes pour déblayer l’intrigue, présentée dans un invraisemblable foutoir, avec des pistes tracées vers un peu n’importe où, et des recoupements qui ne peuvent provoquer que l’incompréhension gênée du spectateur le plus bienveillant…

Dans Owls, puis dans Roosters, on apprend que MillenniuM comprend deux courants distincts : les Chouettes et les Coqs, séparés en 998 alors qu’ils se battaient pour obtenir la main de saint Sébastien. Les Coqs sont des théologiens qui s’appuient sur la Bible, et les Chouettes sont des scientifiques. Les Coqs défendent l’hypothèse d’une apocalypse en 2000, selon des prédictions para-bibliques à la Nostradamus, et les Coqs s’y refusent, défendant une fin du monde autour de 2060, lorsque l’Univers se contractera en conséquence de l’effet élastique de l’explosion originelle. Mais dans Matryoshka, on nous explique que la société s’était dissoute au début du siècle et a été ressuscitée en 1945 par John Edgar Hoover ! Depuis, elle essayerait de comprendre la nature du Mal en faisant des expérimentations sur des cobayes. Elle mènerait également des recherches sur le clonage, pour créer l’« homme nouveau », au sein d’une branche nommée Emergen Corporation. Voire même : elle aurait réussi à faire se poursuivre chez certains de ses suppôts le processus physiologique d’apprentissage qui a lieu dans un cerveau d’enfant en recréant artificiellement 30000 connexions neuronales supplémentaires par jour… De société apocalyptique corrompue, MillenniuM se transforme en super projet MK-Ultra, avec contrôle techno-scientifique et génétique de l’humanité. Et tout ça toujours masqué derrière les atours d’un club du troisième âge…

 

Ces espèces de réécriture de sa propre histoire, même si elle est analogue à la façon dont les Américains tentent de réinterpréter leur propre après-guerre et tous ses projets de gouvernement mondial (du New World Order de George Bush père au Project for a New American Century des néo-conservateurs), rendent la vision de la série très difficile, et l’image de MillenniuM carrément pénible pour le spectateur, comme pour le personnage principal, qui finit par ne plus pouvoir la saquer du tout. De plus, gauchiste irrépressible, on a surtout l’impression que la seule chose qui intéresse vraiment Carter, c’est, dans X-Files, de blâmer les tendances anti-démocratiques du gouvernement américain, et, dans MillenniuM, la « police sans conscience » et les systèmes de sécurité qui commencent à s’imposer massivement dans la société. Témoin, l’épisode Walk Open, où c’est l’installation de systèmes de surveillance qui permet aux criminels de s’infiltrer dans les foyers, et où tout s’achève par une scène où Frank Black décide d’arrêter de fermer sa porte à clé ! Dans la troisième saison, dégoûté que cette société de vieux schnocks élitistes lui ait administré un sérum anti-virus – à lui et pas à sa femme (qui meurt une nuit à la campagne alors qu’ils étaient en cours de rabibochage) – Black entre en guerre contre MillenniuM, jugée désormais entièrement néfaste et destructrice. « Le groupe n’est pas la solution, hurle-t-il devant un Peter Watts embarrassé, le groupe est le problème. » Pour Black, MillenniuM n’est plus guère qu’un espèce de lobby eschatologique, à la manière des chrétiens évangélistes. Allons un peu plus loin et lisons dans la pensée du héros : MillenniuM est l’Amérique elle-même, l’Amérique comme projet méta-national et opération de reconfiguration politique et spirituelle du monde. Avec son faux air de Bohemian Club (un épisode à charge porte le titre transparent de Skull and Bones), MillenniuM apparaît comme un trust métaphysique voulant le contrôle de l’Univers en imposant la peur panique et son antidote : le contrôle. Peter Watts essaie de convaincre Frank Black du contraire, de la nécessité de l’existence du groupe pour lutter contre le Mal, et il travaille secrètement à le réintégrer, quitte à débaucher indûment sa collègue fraîchement dépêchée depuis la mort de sa femme, la très bâclée Emma Hollis (Klea Scott), jusqu’à se rendre compte de la corruption totale, du caractère irrécupérable de sa société…. Dans Goodbye to all that, le dernier épisode de la troisième saison, le loyal Peter se fait descendre alors qu’il tente d’aider Frank et sa fille à fuir les foudres chaotiques de MillenniuM

 

Une grande série réussit à transférer au spectateur les affects de son sujet et fait de son expérience de regardeur une expérience de vie, alors qu’une mauvaise se contente de le poser devant un sujet et lui demande un peu cavalièrement de s’y intéresser. Le spectateur de Twin Peaks est un enquêteur mystique au cœur d’un parcours contre-initiatique, celui de Carnivale est missionné mais ne sait pas par quelle lignée, celui de The Wire ne cesse de tirer des petits fils narratifs de tous les côtés, celui de Deadwood lutte pour empêcher l’inévitable conclusion historique de s’installer et celui de Lost est toujours perdu (à l’inverse : celui de Medium n’est pas voyant, celui de Mad Men n’est pas manipulé ni manipulateur, et celui de Desperate Housewives est peut-être désespéré, mais c’est par la nullité de la construction du récit…). En créant le principe de la  « constante » (un élément qui est présent dans les différentes temporalités que l’on traverse), Lost a bien défini le rapport du spectateur avec un série et ses personnages : les affects dominants des personnages principaux sont les constantes du spectateur. A ce titre, MillenniuM est le cul entre deux chaises, et se tire une balle dans chaque pied plutôt que de décider sur lequel danser… MillenniuM ne sait pas elle-même si elle doit prendre au sérieux les prophéties et les signes apocalyptiques ; elle hésite à donner une forme globale à ses épisodes épars ; pour finir, elle veut à tout prix démentir sa propre visée symbolique. Le spectateur de MillenniuM traîne beaucoup trop avec Frank Black, pour, à la fin de la troisième saison, ne pas se dire – comme lui (puisque il reste vraiment sa seule constante) que toutes ces salades eschatologico-symboliques ne mènent nulle part, sont emmerdantes, dangereuses, glauques, pénibles… Et tout se passe comme si, dans l’esprit de son créateur, MillenniuM ne devait pas réussir. Sa condition de série apocalyptique faisait que, accomplie, la série entraînait vraiment la catastrophe définitive. Ne voulant pas vraiment la fin du monde, ne se voulant pas vraiment elle-même, MillenniuM a fini par être une série luttant en permanence contre sa propre substance, se refusant à être la très grande série de la fin des années 90, celle qui devait se tenir entre Twin Peaks et Lost, et que The X-Files a également, à sa manière, refusé d’être en multipliant les épisodes auto-parodiques.

 

C’est que les images que nous voyons composent notre monde imaginal, le monde de notre résurrection. Comme dit John Cowper Powys : « celui qui contemple la laideur devient laid et celui qui contemple la malice devient malicieux. » Si ce que nous voyons nous affecte, alors cela devient ce que nous sommes. This is what we will be : des spectateurs perpétuels, informés perpétuellement par ce que nous voyons, et devenant les produits de cette contemplation permanente. MillenniuM apparaît comme une gigantesque méditation sur les conditions de la seconde mort, le vrai thème de l’Apocalypse de Jean de Patmos : non pas la mort matérielle, mais la mort spirituelle, c’est-à-dire la disparition des affects, la disparition de la compassion, l’enténèbrement du cœur. La crainte qui semble habiter l’ensemble de la série, c’est que nous soyons poussés, à force d’en être informés, à nous blinder devant l’horreur et la violence de la condition humaine – et que la mort violente devienne un spectacle auquel, par habitude, nous ne nous attachions pas plus que ça, ou alors duquel nous tirions non plus cette purge classique des passions mais un espèce de plaisir pervers. MillenniuM est, en amont, l’anti-Dexter par excellence. Dans Dexter, le spectateur finit par apprécier de voir un serial-killer tuer des méchants. Dans MillenniuM, le spectateur ne s’habitue jamais à la glauquerie des crimes commis : inceste, meurtre d’enfants, couple assassiné en plein coït dans des crimes graphiques, familles décimées par des virus, etc. Voir MillenniuM est pénible, parce que ce dont la série se targue, c’est de rendre le monde à nouveau pénible et le spectateur à nouveau sensible à cette grande péniblerie.

 

Regarder MillenniuM à l’époque de sa diffusion était le signe qu’on avait un peu de temps à tuer dans la semaine et qu’on pensait qu’un jour ce temps ne serait pas vraiment un temps perdu mais le prologue nécessaire d’une expérience décisive. Regarder MillenniuM aujourd’hui, par contre, est un exercice comparable à celui d’observer le lent pourrissement d’un cadavre en dégustant un excellent cocktail de fruits frais. MillenniuM est peut-être la plus grande série ratée (comme il y a de très mauvaises séries réussies, comme 24 Heures). C’est la plus décente et la plus ambitieuse, en un mot : la meilleure série qui ait eu l’idée invraisemblable de consacrer son existence entière à lutter contre elle-même et contre son potentiel, sans jamais actualiser totalement ce qu’elle possédait de vraiment passionnante. MillenniuM est une série paulinienne, mais surtout dans le sens où elle « fait le mal qu’elle ne veut pas, et ne fait pas le bien qu’elle veut » ! Comme un de ses tueurs, elle « essaie de tuer sa foi en elle-même avec les instruments de sa propre croyance ». En regardant un épisode de Millennium, on ne peut s’empêcher de rêver à ce que le feuilleton aurait pu être… Que Chris Carter prétendait-il réussir, en ratant si objectivement sa deuxième grande série ? Quel bien comptait-il faire, en s’empêchant d’en faire l’instrument d’un mal qu’il ne voulait pas ? Sa série ne ressemble pas seulement à ses tueurs, elle s’impose à elle-même les double-bind psychologiques que ces derniers font subir à leurs victimes. Un peu comme son plus beau coupable, Lucy Butler, qui persécute un jeune homme sous le prétexte qu’il se croit différent des autres : « Tu n’es rien du tout, lui dit Lucy. Tu n’as aucun avenir. Quand tu restes éveillé la nuit et que tu te compares aux autres, tu ressens au fond de toi, dans ton cœur, que tu es vraiment différent, que tu es unique, que tu peux faire changer les choses. Mais tu es un rien du tout. Je t’aime tant. J’essaie de te libérer de toi-même. Quand tu choisiras de devenir ordinaire, c’est là que tu seras différent. Parce que tu feras tout pour être ordinaire. Contrairement à tant d’autres qui le sont naturellement. »

C’est peut-être la clé de MillenniuM et de son personnage étrange de Monsieur Tout-le-Monde compassionnel : se forcer à être ordinaire pour être différent, mais imperceptiblement différent de tous ceux qui sont naturellement ordinaires, se libérer de soi-même en s’imposant cette contrainte d’épouser tous les atours de l’humanité ordinaire, et donc, au final, se libérer perpétuellement de sa propre intrigue. Se libérer de MillenniuM. Se libérer de l’Amérique et de son projet méta-national.

 

L’épisode de X-Files qui postface rétroactivement MillenniuM débouche sur le ratage définitif de sa prophétie apocalyptique. La société MillenniuM, dissoute pour des motifs inconnus, comprend encore quatre anciens membres fanatiques qui tentent de provoquer l’Apocalypse en se suicidant et en ressuscitant sous la forme des quatre cavaliers de la fin des Temps. Fox Mulder et Dana Scully retrouvent Frank Black, dans un institut psychiatrique. Il passe son temps en robe de chambre, à regarder des matchs de basket-ball à la télévision, et ne veut pas surtout entendre parler de cette société qui a gâché sa vie. En insistant un peu, Mudler et Scully réussissent à convaincre Black de les aider à profiler Johnson, et à éliminer ses quatre zombies. Le vieil aigle au visage ridé remplit magnifiquement sa mission ; l’an 2000 arrive ; le monde n’est pas achevé ; et Frank et sa petite Jordan fuient à nouveau, on ne sait pas où… MillenniuM est le lieu où l’Amérique et l’Histoire ne font plus qu’un ; et cet Un est un cauchemar dont il faut à tout prix s’éveiller. This is what we will not become.