Publication dans le numéro 5 de la revue Fureur et Mystère.
Isidore Ducasse le fait apparaître dans une des multiples shit-lists de Poésies : « La révolte féroce des Troppmann, des Napoléon 1er, des Papavoine, des Byron, des Victor Noir et des Charlotte Corday sera contenue à distance de mon regard sévère. Ces grands criminels, à des titres si divers, je les écarte d’un geste. Ô dadas de bagne ! Bulles de savon ! Pantins en baudruche ! » Il ajoute même que cet « assassinat de huit personnes aux portes d’une capitale » est un de ces « effets qui durent peu de temps ». Quelques mois plus tard, c’est Arthur Rimbaud – qui avait été dans la même prison que lui, à Mazas – qui le name-drop dans un poème de l’Album Zutique : « Kinck, Jacob, Bonbonnel ! Veuillot, Troppmann, Augier ! Des Grâces ! L’Hérissé ! Cirages onctueux ! Pains vieux, spiritueux ! Aveugles ! » Choc en retour, dans On demande des malédictions de Léon Bloy, c’est au tour de l’auteur de la Saison en Enfer d’être comparé à « un jeune vélocipédiste assassin, quelque chose comme Troppmann dans sa fleur d’adolescence. »
Quelque chose comme Troppmann. Les tueurs sont des miroirs qui nous viennent de l’avenir. Il faut les voir, non comme des symptômes, mais comme des symboles. Moralement, ils sont toujours du niveau de corruption des êtres de la génération suivante. Ils vivent, par avance, les dernières étapes de l’Age de Fer. C’est pourquoi, en retour, ils fascinent les poètes, en qui renaît l’esprit de l’Age d’Or. Les tueurs en série vivent dans le Règne de la Quantité (alors que les poètes sont dans l’économie la plus stricte du langage : condensation et vaporisation). Les assassins d’enfants caricaturent les futurs mauvais parents (quand les romantiques tentent de pallier au déficit de transmission chez les modernes). Les psycho-killers sont dans une reprise anarchique de l’extermination (pendant ce temps, le romancier baroque essaie de recréer le monde dans toute son aspérité). Bref, devant ces figures fantomatiques, déchirées, impossibles, on doit se poser la question : Que signifient-ils symboliquement ? Que sont-ils sont venus nous dire sur nous ?
Jean-Baptiste Troppmann naît à Brunstatt, dans le Haut-Rhin, en 1849. Petit, il travaille dans l’atelier de son père Joseph, un inventeur dans le domaine de l’amélioration des matériels de filatures, mais également un alcoolique, foutant en l’air son entreprise. Au collègue de son père, Jean-Gaspard Kambly, le jeune Jean-Baptiste dit : « Je ferai quelque chose qui étonnera l’Univers. » Taciturne, il est passionné par la chimie et par les romans à sensations, en particulier Le Juif errant d’Eugène Sue, dans lequel un homme machiavélique nommé Rodin poursuit la fortune de Rennepont, un héritage de 212 millions de francs, et pour cela fait mourir sa famille entière de mort violente. « Quand on lit beaucoup de romans, on s’endort avec, déclare-t-il à un de ses camarades, mais quand on en lit qu’un, on en rêve, et on a une idée fixe. » Louis Saal, un ami de la famille, le décrit comme « un chien qui mord mais qui n’aboie pas. » Son biographe, Bouchardon, se laisse volontiers aller à décrire ses mains décharnées et osseuses : « On remarquait surtout ses pouces, des pouces terminés en spatules et atteignant l’extrémité de la phalange de l’index. L’écartement entre ces deux doigts apparaissait énorme, monstrueux, et cette difformité faisait songer à une pince de homard. »
Fin 1868, le jeune homme aux mains en pinces de homard est à Pantin, aux Quatre-Chemins. « Pantin, c’est le Paris obscur. » (Nerval) Il installe diverses machines vendues par son père à un industriel parisien. Il part à Roubaix en mai 1869. À l’estaminet de Mme Merlin, 43 rue de l’Alouette, il rencontre Jean Kinck, alsacien comme lui, et les deux hommes s’entretiennent en allemand. Jean Kinck est un homme qui a réussi. Mécanicien, il a monté son propre établissement et y possède trois maisons. Il a six enfants, cinq garçons et une fille ; et sa femme Hortense, en attend un septième. Le 24 août 1869, Troppmann entraîne Kinck en Alsace, à Bollwiller. Kinck et Troppmann déjeunent chez une boulangère puis partent ensemble jusque sur la montagne d’Uffholtz, dans les ruines de Herrenfluch. Troppmann prétendra plus tard qu’il faisait miroiter à Kinck la découverte d’un atelier de fausse monnaie caché dans les souterrains du château. Au cours de ce périple, Troppmann verse du cyanure dans une bouteille de vin, et la tend à Kinck qui la boit et tombe, foudroyé. Il enterre le corps et pense alors s’approprier les 5500 francs que Kinck était supposé emporter. Mais Kincki n’a pas d’argent sur lui ; il n’a que deux chèques et une pièce d’identité. Troppmann révise alors son projet. Il écrit à Hortense Troppmann « sous la dictée de Jean blessé à la main » pour qu’elle retire auprès de leur banque le montant des chèques et expédie l’argent à la poste de Guebwiller. L’épouse s’exécute, mais Troppmann est refoulé à la poste où il essaie de se faire passer pour Jean Kinck : il est bien trop jeune et, lorsqu’il revient une deuxième fois, essayant cette fois de se faire passer pour Gustave, le fils de celui-ci, on lui demande des pièces d’identité qu’il ne peut présenter…
Dégoûté, Troppmann part à Paris, où Kinck est supposé se trouver. Il écrit une nouvelle lettre à la famille (toujours soi-disant sous la dictée de Jean blessé). Il grossit alors le trait, parle d’un gain d’un demi-million de francs, et convainc Gustave, le grand fils, âgé de seize ans, de partir pour Guebwiller récupérer l’argent. Mais la fausse procuration rédigée par Troppmann n’ayant pas de signature légalisée, Gustave ne peut récupérer l’argent à la poste, et, le 15, le jeune Kinck décide de partir à Paris retrouver son père. Troppmann l’attend à la gare, et se rend compte, fumasse, que le fils est bredouille. Il change à nouveau de plan : Troppmann fait écrire à Gustave un télégramme invitant sa mère à les rejoindre « avec tous les papiers ». Puis il le conduit à son père dans les champs de Pantin. Dès qu’ils sont isolés au milieu des champs, il tue Gustave d’un coup de couteau dans le dos, le déchiquette puis le balance dans une fosse.
Quatre jours plus tard, Hortense Kinck déboule à l’hôtel parisien, accompagnée de ses cinq autres enfants. Elle demande à voir son mari, mais il n’est pas là. Ne trouvant personne, elle retourne à la gare et y retrouve Troppmann, qui prétend alors les accompagner à la « nouvelle résidence de Jean Kinck ». « Nous prîmes une voiture jusqu’aux Quatre Chemins, racontera Troppmann. Je l’engageai à descendre et à laisser ses enfants dans le fiacre, ajoutant que, peut-être, Jean Kinck voudrait revenir à Paris. Mais les deux plus petits s’obstinèrent à suivre leur mère et nous nous engageâmes ensemble dans le sentier qui traverse les champs. La dame Kinck marchait devant, portant sa fillette et ayant auprès d’elle le petit garçon. Quand nous eûmes parcouru une certaine distance, je la frappai par derrière avec un couteau de table dont je m’étais armé. Elle ne poussa pas un cri. Je ne me rappelle pas si elle tomba sur le coup. Je me souviens seulement que je la frappai plusieurs fois, sans que je puisse autrement préciser. Je frappai aussi les enfants ; d’abord la petite fille, puis le petit garçon. Aucun ne cria. J’allai ensuite chercher les trois autres enfants. Je les fis arrêter, avant d’arriver au point où gisaient les cadavres et les amenai, l’un après l’autre. Je fis mettre au premier un foulard autour du cou, sous un prétexte quelconque, et c’est avec ce foulard que je l’étranglai, quand nous arrivâmes auprès du corps de la mère. L’enfant ne poussa pas de cri. J’allais chercher le second, puis le troisième et les étranglai, l’un et l’autre, de la même manière que le premier. Ils tombèrent silencieux. »
C’est le 20 septembre que Langlois, un maraîcher venant de La Villette pour bêcher son champ près des Quatre-Chemins, découvre les traces d’un crime dans un champ voisin : un mouchoir ensanglanté, un corps d’enfant… Il appelle la police, qui creuse et déterre les cinq autres. On recoupe vite les faits : les Kinck sont arrivés par le train de Roubaix, ont réservé deux chambres dans un hôtel de la ville… Les policiers se mettent en quête du père, Jean, et du grand fils Gustave. Troppmann, pendant ce temps, s’est enfui au Havre, où il essaie de partir en Amérique. Son attitude le trahit auprès du gendarme Ferrand lors d’un contrôle de routine, alors que ce dernier évoque sans y penser le crime de Pantin... Troppmann prend soudain la fuite et plonge dans le bassin du port. Il est arrêté aussitôt.
Une fois incarcéré dans la prison de Mazas, Troppmann ne cesse de changer de version… Tant que les corps de Jean et de Gustave restent introuvables, Troppmann reconnaît avoir participé au meurtre des cinq enfants et de la mère mais accuse les deux autres d’avoir porté les coups avant de partir en Amérique. Une fois le corps de Gustave retrouvé, le 26 septembre, Troppmann rejette ce nouveau meurtre sur Jean Kinck, dont le corps est toujours introuvable. Puis curieusement, il change de défense, et le 12 novembre, pour des raisons mystérieuses, il fait des aveux et s’accuse seul des huit meurtres : « Je suis, seul, l’auteur de l’assassinat de Jean Kinck, de Gustave, de la femme Kinck et de ses cinq autres enfants. » Il met les recherches sur la bonne voie et le corps de Jean est retrouvé dans les ruines d’Herrenfluch. Enfin, le 29 novembre, il revient sur ses aveux et fait soudain état de trois complices. Il dit qu’ils viennent de Mulhouse. Il les évoque avec terreur, mais très peu de détails permettant la moindre identification. Il prétend qu’il a mis ces trois hommes en relation avec Kinck sous le prétexte de lui présenter des faux-monnayeurs. Il déclare avoir enterré à Steinbach un portefeuille contenant toutes les preuves contre ceux-ci. Dans l’attente de son procès, il rêve d’une évasion spectaculaire. Dans une lettre à son frère, interceptée par le directeur de prison, il lui demande une dose de poison nécessaire pour le plonger dans une léthargie simulant le mort, comptant ensuite s’évader à la manière de Jean Valjean ou d’Edmond Dantès.
Troppmann paraît devant la cour le 28 décembre. Il y a énormément de monde. Alexandre Dumas fils, Arsène Houssaye, Maxime du Camp sont dans la salle, ainsi que des courtisanes célèbres, des actrices qui se faufilent parmi les avocats, toutes habillées en noir : « Par ce costume convenable, note du Camp, elles ajoutaient encore à l’inconvenance de leur entassement dans un pareil lieu et pour un pareil motif. » Condamné à mort, Troppmann est conduit à la Prison de la Roquette le 31. Dans ses Mémoires, Antoine Claude, le chef de la Police de sûreté du Second Empire, décrit l’exécution de Troppmann d’une plume tremblante, empathique, effrayée. Pour Monsieur Claude, il ne fait pas de doute que Troppmann a eu des complices. Il va même jusqu’à soupçonner un réseau d’espionnage allemand ; Claude prétend avoir eu un dialogue avec Troppmann particulièrement édifiant : Kinck aurait surpris, à Herrenfluch, des étrangers causant avec animation dans une des tours du vieux château. « Ce que Kinck avait entendu, en allemand, de la bouche des inconnus, n’était rien d’autre que des projets de guerre contre la France. Ils devaient aboutir pour l’Allemagne à une victoire certaine, puis au partage de l’Alsace. » Et l’étrange Monsieur Claude de conclure : « En réfléchissant aux aveux que m’avait faits Troppmann, je finissais par croire que cet homme avait pu dire la vérité. Ce qui me confirma dans mon opinion, ce fut l’attitude que prirent mes chefs, lorsque je leur rappelai, mot pour mot, l’entretien que j’avais eu avec ce monstre. Il me fut enjoint de ne rien dire des propos absurdes de Troppmann, de les garder pour moi, d’écarter de mes procès-verbaux ce qui avait trait à la politique, aux prétendus complices de Troppmann… Je sentais avec angoisse que la volonté de nos gouvernants était subordonnée dans cette affaire à une volonté plus puissante que la volonté nationale dont la funeste influence ne devait qu’irriter l’opinion contre l’autorité. »
J’ai naguère possédé un livre étrange, Le soulèvement de Pantin de Vincent Labaume, acheté dans la librairie Un regard moderne, photocopié, collé, sans code-barres, qui évoquait la possibilité que le complice de Troppmann n’ait été nul autre qu’Isidore Ducasse. Je ne me souviens plus des éléments que l’auteur apportait pour étayer sa thèse. Un jour, ce livre a disparu de ma bibliothèque.
Troppmann est amené le 19 janvier devant l’échafaud. Jusque là très calme, il a un sursaut de délire et tente de se défaire de ses liens. « Il fit un bond prodigieux, se lança comme un boulet, raconte Bouchardon, et dépassa des deux épaules, avant que la partie supérieure fut retombée, la demi-lune qui attendait son cou. Prenant ses cheveux par poignées, les aides eurent grande peine à le refouler en arrière. Mais avant que le couteau s’abattît, il baissa rapidement la tête et rencontrant la main d’Heidenreich qui cherchait à l’assujettir, il lui entailla l’index d’un coup de dent. »
Œil pour œil, main pour main. On offrit celle de Troppmann au chiromancien Adolphe Desbarolles, qui prétendait que tous les plans d’un criminel pouvaient s’expliquer dans la taille de l’écartement entre le pouce et les doigts.