Publication dans le numéro 467 de juillet 2006 de Rock&Folk.
La disharmonie est, en musique,
un élément tragique. Les plus grands chefs
d’œuvre sont caractérisés par cette
agressivité tragique des sons et ce n’est pas assez
dire qu’ils sont beaux.
Otto Weininger, « Des Fins Ultimes »
Que les choses continuent
à « aller ainsi », voilà la
catastrophe.
Walter Benjamin, « Charles Baudelaire »
On peut classer les musiciens de rock en deux catégories : ceux qui s’aiment eux-mêmes et ceux qui se haïssent. La haine de soi, l’autophobie, découle toujours d’un excès de conscience réflexive dans les domaines esthétiques et éthiques, et prolonge un sentiment d’immaturité pratique ou d’insécurité psychique. D’elle procède toujours la crainte de devenir fou ou de voir le monde s’achever brutalement dans une catastrophe sans précédent. Mais c’est également cette autophobie qui peut générer les métamorphoses les plus surprenantes ; c’est cette autophobie qui exige de ses suppôts une expérimentation accrue sur eux-mêmes comme sur leur matière d’expression. Alors que l’amour de soi, l’autophilie, incite simultanément à une projection harmonieuse du cosmos et à la réitération insistante d’une formule unique, qui symboliserait cette perfection, la haine de soi génère une insatisfaction morale et politique qui pousse à une remise en question incessante. Le secret de Radiohead, c’est l’autophobie couronnée par la mélancolie : La haine de soi qui produit des étincelles de vérité musicale cristalline.
Radiohead, ce fut d’abord un tube, « Creep », repris par trente-cinq groupes, réutilisé neuf cents fois dans les films et les pubs, rejoué toujours au moment le plus inadéquat de chaque fête en appartement. Sur une ligne de guitare entraînante, dès le premier vers, la voix de Thom Yorke est tout simplement à se tirer des balles dans la tête. Les refrains sont annoncés par appels d’une seconde guitare saturée alors que le chanteur nous assène toutes les saloperies que l’on est en mesure de se dire à soi-même quand on est malheureux en amour. Sans la moindre pudeur, il égrène les traditionnels « Je voudrais un corps parfait / Je voudrais une âme parfaite / Tu ressemble à un ange / Je suis un éclopé / Un bizarre / Qu’est-ce que je fous ici ? / Je n’ai pas ma place ici. » Les membres du groupe n’étaient eux-mêmes pas si fiers de leur chanson sur le manque de fierté, puisqu’ils la rebaptisèrent « Crap » (Merde) et Jonny Greenwood dira l’avoir intentionnellement « sali » à la guitare saturée pour la rendre supportable. Reste que le disque entier, « Pablo Honey » (1993), est de la même farine. Il ne rumine que d’amères sentences auto-dépreciatives – « Je préférerais être mort » (« Prove Yourself ») ; « Même si j’essaie, je ne peux pas » (« I Can’t ») – mais enrobées dans des airs moins obsédants. « The Bends » (1995) injecte un zest de déraison dans ce malaise, et quelques chansons amorcent une transition vers de plus amples visions que la seule ratiocination d’un mal-être ; mais c’est à partir de « O.K. Computer » en 1997 que la quête de Radiohead va prendre une autre tournure.
De quoi parle « O.K. Computer » ? De la paranoïa considérée comme l’état ordinaire de l’homme du XXIe siècle, vivant au sein des organisations supra-étatiques, et assaillis par de petites voix de toutes parts, exigeant chacune son temps de parole individuel, demandant sans cesse voix au chapitre. Le sujet de Radiohead, c’est la valeur de l’existence individuelle confrontée aux super-complexités politiques, économiques et technologiques (l’album devait initialement s’appeler « Ones and Zeroes »). Que peut un homme lorsque la lucidité sur sa propre aliénation est un obstacle de plus à sa délivrance ? Quelles sont les méthodes concrètes, vérifiables, pour acquérir l’innocence, et surmonter et la fatigue et le dégoût ? Par une correspondance peut-être involontaire, « O.K. Computer » répond à l’un des plus célèbres albums-concepts de l’histoire de la musique populaire : « In The Court Of The Crimson King » de King Crimson et son majestueux « 21st Century Schizoid Man », qui trouve dans « Paranoid Android » ou « Subterranean Homesick Alien » d’évidents échos. On appelle « paranoïaque » un homme simplement sensible à la surcharge d’informations qui lui est exigé d’ingurgiter quotidiennement, un homme pour qui la faculté d’adaptation au monde moderne ne peut venir chez autrui que d’une nature de robot, de double ou de zombie. Tout cela a été magistralement expliqué dans les romans de Philip K. Dick : soit l’adaptation (donc la collaboration avec un pouvoir androïde, sans empathie), soit la paranoïa. Le Président Schreber, considéré calomnieusement comme le paradigme de cette dernière, appelait malices de chenapans ces « petits miracles » agaçants à ingurgiter nuit et jour comme des bébés couleuvres : voix et images investissant sempiternellement notre champ perceptif, petits contrôles publicitaires ou injonctifs, que le chanteur de « O.K. Computer » à son tour ne cesse de ressentir comme une pluie de pointes d’aiguilles : « Un cœur rempli comme une poubelle / Un travail qui te tue doucement / Des blessures qui ne se cicatrisent pas / Plus d’alarmes ni de surprises, s’il vous plaît / Silence (…) » (« No Surprises »)
Dans « Paranoid Android
», la deuxième voix – métallique et
étouffée – du refrain répète,
comme pour se rassurer : « Je suis peut-être
paranoïde, mais je ne suis pas un androïde »
face aux « voix de poulets non-nés dans sa
tête » dont il réclame le silence. La
recherche de la délivrance de l’homme
surexcité, à la conscience surchargée, se
retrouve dans le planant « Subterranean Homesick Alien
» sous la forme d’une vision extraterrestre à
laquelle personne d’autre que le narrateur ne croirait, mais
qui lui permettrait une échappée réelle dans
l’autisme mystique. « Let Down » et « Air
Bag » charrient, eux, des images d’autoroutes, et y
ajoutent celle de l’ivresse désagréable comme
tentative de contrepoint à l’ennui du monde moderne.
La voix pleurante de Yorke et les cascades de guitare de
Greenwood et O’Brien sur des sections rythmiques au tempo
medium ajoutent encore à cette ligne
droite, qui fait que chaque morceau de Radiohead se tient
à mi-distance de la déprime ennuyeuse ou de la
transfiguration, faisant de chaque composition, non un rêve,
mais son amorce, encore parasitée des informations auditives
enregistrées par le cerveau gauche, alors que les images
commencent à être générées par le
cerveau droit.
Alors que « Fittier Happier » enchaîne les
serinages moralisants d’une psychologie de bureau avec une
voix de robot stupide (« mieux adapté = plus
heureux, plus productif (…) »), « Karma
Police » est une autre proposition dissipative du groupe :
une police mystique nous débarrassant de tous ceux qui nous
tuent à la tâche et nous privent sempiternellement de
repos. Soit, selon Yorke, une chanson pour tous ceux qui bossent
dans les grosses compagnies : « Karma Police,
arrête cet homme / Il parle en maths / Il bourdonne comme un
frigo / Il est comme un poste radio plein de mauvaises
fréquences. » Enfin, « Exit Music (For A
Film) », chanson écrite pour « Romeo + Juliet
», sur un refrain au mellotron sixties, répète
: « Respire / Continue à respirer / Je n’y
arriverais pas seul ». Même si le contexte nous
informe de la mort des amants, l’accent porté sur
l’incapacité à respirer continue à filer
la métaphore impitoyable du stress, reconduit jusque dans la
mort. Le mélange de puissance et de faiblesse de la musique
de Radiohead vient de l’impossibilité
intrinsèque de transfigurer le monde du travail sans lui
construire un horizon entièrement fantasmatique, imaginaire,
qui nous remise inéluctablement parmi les déments.
Thom Yorke a d’ailleurs ceci d’authentiquement maladif
que, lorsqu’il chante, on a parfois l’impression
d’entendre les piaulements d’une souris.
« O.K. Computer » est l’exposé d’un problème dont « Kid A » (2000) fournit la solution. La conscience d’une psyché surchargée de colère et d’informations contradictoires, dont les exutoires (alcool, auto-mutilation, attente d’une invasion extra-terrestre) ne sont guère que des palliatifs de son individualité en mal d’adaptation, doit trouver une délivrance, et celle-ci ne pourra advenir que dans la découverte d’une altérité à la fois radicale et reproductible, utilisable comme méthode de délivrance au sein même du principe générateur de stress. C’est-à-dire dans la machine elle-même. Apparu sur l’ordinateur de Yorke lors d’un enregistrement par défaut, le titre du disque, « Kid A », est le nom donné par le groupe au premier enfant clone, débarrassé de tout souci comme de toute conscience de soi. La délivrance de l’homme hyper-conscient, c’est dans son hybridation avec l’aléatoire, le sample, ou le programme auto-poétique qu’il est en mesure de la trouver. Ainsi, tout travail se transforme en jeu. William Burroughs l’avait compris, qui réussit à se délivrer des tics du cerveau gauche par l’usage du cut-up, injectant à sa propre poétique l’élément d’extériorité pure qui lui permettait de ne pas avoir à juger son propre travail. Son influence sur David Bowie sera séminale à cet égard, et les techniques de stratégies obliques de Brian Eno sont une autre méthode pour se défaire des mauvais automatismes de la conscience. Électronique et free-jazz, plein de « trucs » piqués à la musique classique et contemporaine (Messiaen, Paul Lansky), « Kid A » tient d’abord ses sources pop-musicales de Bowie et Eno comme du « Remain In Light » de Talking Heads (écouté obsessionnellement lors de l’enregistrement). Ses ambitions totalisantes et rédemptrices sont du même ordre. Sur le premier morceau, « Everything In Its Right Place », à partir d’une séquence d’accords exécutée sur un Fender Rhodes, le chanteur commence à être remplacé par son avatar, donnant à la technologie l’espace suffisant pour répondre d’elle-même à ses propres airs. Des échantillons de sa propre voix forment les bases répétitives, sur lesquelles il entonne son chant : « Hier je me suis réveillé en train de sucer un citron / J’ai deux couleurs dans ma tête. » Echantillonné à son tour, celui-ci est ensuite répété et modulé par les autres musiciens comme un sample de plus. L’écoute des enregistrements live (comme « I Might Be Wrong », 2002) ne laisse aucun doute à la place prépondérante donnée à l’improvisation dans cette composition : Il s’agit de faire jouer la voix ou les voix échantillonnés comme des rémanences serinées dont on doit décrocher le corps, dansant à côté d’elles. Progressivement, la voix « originale » est noyée par ses propres avatars, les dédoublés qui recouvrent sa déclaration. Et sur le deuxième titre, la voix du chanteur est méconnaissable, au cœur d’un programme sur lequel les instruments n’interviennent plus que comme des sons ou des couleurs, ânonnant « Les rats et les enfants me suivent hors de la ville », une allusion au conte de Grimm « Le Joueur De Flûte De Hammelin » dont on peut penser que Radiohead attribue à la technologie un rôle analogue de séduction et de perte, de dissolution dans l’oubli ou dans la mort.
La place donnée à un chaos organisé témoigne des visées anarchistes du groupe. Dans « The National Anthem », alors que le chanteur s’inquiète (« Tout le monde est si près / Que se passe-t-il ? ») des cuivres à la Charles Mingus perturbent l’arrangement serré – à partir d’une séquence de guitare basse répétitive – et finissent par recouvrir l’ensemble du morceau, avec des solos free et dissonants mêlés aux ondes Martinot – qui rivalisent de lyrisme plaintif avec la voix du chanteur. L’hymne se tient simultanément entre le chant de défaite et celui de victoire : défaite de l’homme mais victoire du chaos qui l’entoure. Il précède « How To Disappear Completely » – cœur du disque – qui, sur des arrangements de cordes inspirés par Penderecki, lui donne son sens : la disparition du sujet de la chanson dans le son comme solution face à l’autophobie, la paranoïa et le stress. Tout le long du disque, la voix de Thom Yorke et les guitares de Ed O’Brien et de Jonny Greenwood se laissent blesser, abîmer et effacer – afin de renaître comme spectres dans la machine. Mais la conclusion du disque est déprimante : un orgue sinistre, sur lequel le chanteur revient à ses vérités amères préférées : « Du sexe facile et des films tristes me ramènent à qui je suis (…) On se verra dans une prochaine vie. » Des harpes synthétiques d’anges de dessin animé et des chœurs célestes glauques qui semblent sortis du « Rock Bottom » de Robert Wyatt ajoutent à l’atmosphère de contre-utopie et achèvent le disque sur une tonalité déplaisante. Car l’échappatoire proposée par l’hybridation technologique, le dialogue avec le programme, n’ont eux-mêmes qu’un temps. Ils ne sont eux-mêmes que des sous-produits de cette nostalgie d’une existence auto-poétique. Et nous revenons, en conclusion, aux noirs marécages de la mauvaise conscience.
« Amnesiac » (2001), qui sortit moins d’un an après « Kid A », ressemble moins à une nouvelle étape qu’à un complément d’informations sur la période traversée. Toutes les chansons y forment un miroir du disque précédent, alternant plus clairement encore les plages électroniques et les ballades mélancoliques. Ce qui apparaissait dans chaque morceau de « Kid A » comme un combat agonique entre le chanteur et son alienus se donne ici plus brutalement dans le contraste entre les morceaux, dont presque tous laissent parler un narrateur déjà mort. Les chansons plus classiques laissent réapparaître une voix moins filtrée (moins aliénée), en quête d’un monde purement imaginaire, comme dans « Pyramid Song », non plus noyée ou engloutie mais portée et accompagnée par les cordes (qui passent de Penderecki à Oum Kalsoum, de l’angoisse au lendemain qui chante). « Ce soir, on chevauche des chevaux fantômes » chante Yorke sur « You And Whose Army ? » Le titre du disque lui-même renvoie à un fond gnostique avoué par ce dernier : l’oubli de sa véritable nature comme condition de la venue au monde. Cependant, le disque n’a rien d’une anamnèse ou d’un réinvestissement de cette identité divine. Ce serait plutôt le chant de désolation de celui qui se sait n’être pas au monde ou n’y avoir jamais été.
Face aux vastes architectures de « Kid A » ou de « Amnesiac », « Hail To The Thief » (2003) est un retour à un mode de composition plus traditionnel. Mais il marque également l’apparition d’un sentiment d’urgence nouveau dans la musique de Radiohead. L’album a été enregistré en deux semaines : Et cette rapidité d’exécution doit être comprise comme une nouvelle technique pour tenter d’échapper à l’emprise destructrice de la conscience réflexive. Rien n’illustre mieux cette idée que le premier morceau, le rock intitulé « 2+2=5 », ainsi que les chefs d’œuvre d’hypnose que sont « Myxomatosis » et « A Wolf At The Door » (aux arpèges entêtants, à mi-chemin entre « Because » et « I Want You (She’s So Heavy » des Beatles). « Hail To The Thief » n’est pas tant un disque de maturité que celui du retour grimaçant du réel : Ici, le narrateur n’est plus déjà mort ou en revenir fantomatique mais un homme de chair et de sang confronté à une situation politique insupportable, et qui y répond par une grandiose colère. Il devient de plus en plus difficile de prendre le temps de rechercher des solutions harmonieuses quand les problèmes (économiques, écologiques) s’accumulent devant la porte, faisant toujours le miel des hommes de pouvoir les plus répugnants. Si « Hail To The Thief » est un disque post-11 Septembre, c’est moins dans la peur du terrorisme que dans le dégoût de la politique anti-terroriste, la guerre préventive devenant inexorablement le seul modèle proposé, quelque soit le domaine envisagé. Toutes les politiques mondiales mènent au désastre, même si elles n’y mènent pas nécessairement à la même vitesse. Nous sommes désormais voués à évoluer entre divers degrés d’injustice et d’erreur, dans une situation où toutes les solutions possibles à un problème donné ne peuvent plus faire qu’en accroître la virulence. Face à cette vision déplaisante de l’actualité, quelles ressources le groupe envisage-t-il, lui qui ironisait, dans « O.K. Computer », sur le fait d’être « de retour pour sauver l’Univers » ? « We are accidents waiting to happen » chantent désormais les membres de Radiohead. C’est une phrase presque intraduisible : Nous sommes quoi ? Des dangers latents ? Des accidents en devenir ? Des bombes à retardement ? Des catastrophes en puissance ?... On répondra qu’il faut attacher la culture populaire au concept de catastrophe, car, comme disait Walter Benjamin : « Que les choses continuent à « aller ainsi », voilà la catastrophe. » Être fidèle à une vision catastrophique de l’Univers, et élaborer une expression musicale de celle-ci, baroque et mélancolique, disharmonique et dense, c’est la douceur, c’est la généreuse tendresse de Radiohead, comme des gouttes de pluie sur une terre desséchée.
Comme l’écrit Aurélien Lemant : « L'accident sur le point d'arriver, l'imminence de la catastrophe, se réverbère dans toute la pop. C'est Buddy Holly et Ritchie Valens dans leur avion et c'est le 11 septembre et c'est Laurie Anderson le prophétisant avec vingt ans d'avance et c'est notre lot à tous. »