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La fortune du rock prog
Paru en 2010

Contexte de parution : Rock&Folk

Cité(s) également : plusFilippo Tommaso Marinetti, King Crimson, Saint Georges, Sleepytime Gorilla Museum, Theodore Kaczynski (Unabomber)




Le terme de « rock progressif » découle du mythe dix-neuvièmiste du progrès. C’est l’idée que, non seulement, en travaillant bien, on fera mieux que ce qu’ont fait nos prédécesseurs, mais que, en plus, cette amélioration est inéluctable : elle aura lieu de toute façon. C’est une hypothèse très discutable, contraire à toute pensée traditionnelle (la lecture cyclique de l’Histoire) mais éventuellement fructueuse dans le cadre d’une création artistique, ne serait-ce que comme tonic. Concrètement, ça veut dire : développer les morceaux, qui s’échappent des formats restrictifs habituels. Déployer des parties internes très différenciées, avec des enchaînements inattendus et des accents free-jazz. Confier les textes à des « poètes » (il vaut mieux garder les guillemets). Faire vrombir les mellotrons et customiser les guitares pour que ils et elles sonnent comme des orchestres fulminant. Abuser grave de la flûte traversière pour emporter les auditeurs comme des enfants – ou des rats – loin de leur village natal… Enfin, jouer des accords imprenables dans des tempos impossibles, et faire ainsi ressurgir le diable, suivi d’une tripotée de gnomes comiques et ridicules.

Mais derrière ce bric-à-brac mi-médiéval mi-saturnien, quelle musique : le rock prog invente une forme imprévue d’intensité, impliquée par cette nouvelle donnée de départ. L’auditeur est pris dans une transe non-répétitive. Les rythmes deviennent conscients. Les violons et les synthétiseurs errent comme des chiens sauvages à la surface de son âme… Les petites voix trafiquées l’incitent à un dépassement permanent. L’homme sent le morceau monter en lui, et parfois s’extraire de son propre corps comme une bête de film d’horreur. Le rock prog veut ressembler à un elfe ou à une fée, mais, dans ses meilleurs moments, c’est à un monstre boursouflé qu’il fait penser. En lui, saint Georges mute avec le dragon qu’il comptait équarrir, et un Roi apparaît, élégant et glauque, faisant la somme de leurs puissances, Ce Roi, c’est King Crimson, qui est le visage en miroir du schizophrène du XXIe siècle. Un groupe actuel aussi grandiose que Sleepytime Gorilla Museum – croisant les influences de Marinetti, de Unabomber et de Robert Fripp – en est l’indice. Nous avons encore besoin du rock progressif, de ses mythes hypothétiques et de ses réminiscences à la lisière du kitsch, mais surtout nous avons encore besoin de la cour, flamboyante et dévastée, de King Crimson pour situer poétiquement notre place sur la Terre.