Atlantico : Qu'est ce qu'une star, selon vous ?
Pacôme Thiellement : La star, c’est la personne que je connais, que je le veuille ou non. Je n’ai jamais eu le choix de connaître Johnny Hallyday. On ne m’a jamais demandé mon avis. Il a toujours été là, il m’a veillé quand j’étais dans mon berceau comme s’il était une bonne fée, et je serais incapable, même si je le voulais, de l'effacer de ma mémoire. Acteur, politicien, sportif ou musicien, la star est une catégorie particulière de citoyens pouvant se permettre d’obséder des gens qu'elle ne connaît pas.
Quand peut-on situer le début du phénomène de « starification » ?
C'est un phénomène très récent ; il date du vingtième siècle. Auparavant, la star, en Occident, c’est le roi : le « Sun King », dont la figure se trouve sur les pièces de monnaie. Au siècle dernier, avec le cinéma, on est passé du soleil aux étoiles, aux « stars », donc.
C'est très intéressant de lire les textes de l’ethnologue Pierre Clastres qui a étudié les tribus primitives, en particulier les Guayaki. Clastres emploie le mot « star » lorsqu’il parle du chef. Le chef des Guayaki, c’est celui qui parle – on n’est pas obligé de l’écouter, mais il est obligé de parler – et c’est lui qui baise aussi : comme Kirk Douglas, il a une espèce de droit de cuissage naturel ! Mais il existe une contrepartie : le chef est le membre le plus pauvre de sa société et il doit régler les différends entre tous les membres de son groupe. La star de la tribu dispose donc de la gloire, mais n’a pas l’argent. Son alternative, c’est être riche ou célèbre.
Le problème de la star du vingtième siècle c’est qu’elle est à la fois riche et célèbre. La conséquence, inévitablement, c’est qu’elle fait envie et que tout le monde veut la remplacer. Dans les années 1930, il ne devait exister qu’une vingtaine de stars. Aujourd’hui, on en a 2000, 20 000…
Comment le statut de star a-t-il évolué ?
Le principal pouvoir de la star est le don d’ubiquité : elle peut apparaître en même temps partout à la fois. Au XIXè siècle, on avait quelques vedettes comme Sarah Bernhardt, par exemple. Mais, elle ne pouvait jouer Hamlet ou Phèdre qu’à un seul endroit à la fois. C’est la massification qui a favorisé le pouvoir d’intimidation de la star. L’ubiquité lui donne une impression de toute puissance. Alors que sa vie est une succession de passions mal comprises et de malheurs dont elle ne tire aucun enseignement, elle apparaît comme un modèle de réussite de vie, un pôle d’orientation.
Ca a parfois été utile : je pense à des films de Buster Keaton comme Sherlock Junior qui montre comment un individu timide peut gagner en courage pour réussir à séduire une jeune femme ; ou encore La Garçonnière de Billy Wilder. Ces films avaient un rôle pédagogique, voire libérateur. Mais, aujourd’hui, les stars sont tellement déconnectées de la réalité qu’elles n’induisent plus que des contre-orientations, des désorientations. Elles entraînent leur spectateur à se tromper en permanence. Prenez par exemple les films d’action : le héros monte sur sa moto et se jette sur un camion... Bon, dans la réalité, si vous faites ça, vous mourrez !
Évidemment, il y a un
coût à payer pour la star. Car, non seulement, nous
sommes ce que nous regardons, mais nous finissons également
par devenir le miroir de ceux qui nous regardent. En magie noire,
ça s’appelle le choc en retour : on lance un sort, et
ce sort lancé a toujours un coût, réel, dans la
vie du sorcier. Nous en avons souvent discuté avec mon amie
Maud Kristen. Observez les stars que vous connaissez et qui ont
vécu assez vieilles pour avoir le temps de se
métamorphoser physiquement : elles finissent toujours par
ressembler à leur public, c’est la règle. Alain
Delon est un très bon exemple. Jusque dans les années
1980, il est singulier, fort, magnétique, inquiétant,
violent, beau. Mais aujourd’hui, il est bougon,
hâbleur, passe sans transition de la flagornerie à
l’impatience, éclate de rire puis
s’énerve immédiatement... On dirait un
bistrotier, un peu mytho, qui se met en colère pour rien
!
Johnny Hallyday, c’est pareil. Il ressemble à son
public, extraordinairement. On le voit très bien passer ses
après-midi à boire du whisky en regardant des
épisodes de Derrick, l'œil triste, en se grattant les
couilles. Même milliardaire, il continue à ressembler
à un gardien de nuit ou à un garagiste. C'en est
même assez émouvant. Sa musique a beau être
totalement nulle, il continue à y croire, et, sur
scène, il est aussi ému que son public quand il
soupire sur l'introduction inquiétante et ridicule de "Que
je t'aime". On sent que la musique qu'il aime, elle vient de
là : c'est la sienne. Pourtant, avec l'âge et les
moyens qu'il a, il pourrait quand même écouter quelque
chose de mieux !
Comment expliquez-vous cette évolution du statut de la star ?
Au départ, un artiste plaît parce qu’il possède une pure singularité. Mais, au fil des années, s’il survit à l’expérience magique de l’ubiquité, il finit toujours par perdre la puissance magnétique qu’il dégageait. Elle s’évapore, se difracte comme un charme. Les primitifs avaient raison, comme toujours, lorsqu'ils refusaient qu'on les prenne en photos parce qu’ils considéraient qu’on leur volait leur âme. Mais ça ne se passe pas en une seule prise de vue, c’est une opération lente, qui se déploie sur plusieurs décennies.
Il faut penser également
à Balzac, au XIXe siècle, lorsque le
célèbre Nadar le photographie. Il essaie de
comprendre comment ça fonctionne. Il élabore une
théorie, qu’il appelle la « théorie des
spectres » : la photo prélèverait une mince
pellicule de sa peau, un « spectre » et le collerait
ensuite sur le papier. Balzac s’est alors demandé s'il
possédait assez de « spectres » pour toutes les
photos qu’on pourrait faire de lui.
Peut-être qu’Alain Delon, Brigitte Bardot ou Johnny
Hallyday ont donné au cours de leur carrière
tellement de pellicules de leur peau qu’aujourd’hui il
ne leur reste plus rien… On a effeuillé leurs visages
comme des marguerites à force de « Je t’aime, un
peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout
» Ce n’est pas un hasard si la plupart des stars qu'on
a en tête sont mortes assez jeunes : elles n'ont pas eu le
temps d'être dévorées vivantes par les
objectifs. Marilyn Monroe, Jimi Hendrix ou Romy Schneider ont
disparu telles les comètes du poème de
Hölderlin, elles eurent « la rapidité des
oiseaux, fleurirent en feu et furent en pureté comme des
enfants ». Si l’on veut devenir un ange, il faut savoir
mourir à temps.