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Entretien avec le journal des Grandes Ecoles
Paru en 2012

Contexte de parution : Le journal des Grandes Ecoles

Présentation :

Entretien réalisé par Hugues Simard.

Pacôme Thiellement, un point commun à plusieurs de vos livres est d’interpréter des formes d'art dites populaires (la discographie de Frank Zappa, Twin peaks, la série télévisée réalisée par David Lynch...) à la lumière de la Tradition ésotérique. C'est à chaque fois une entreprise de dévoilement, d'exégèse, où vous explicitez les symboles à l'œuvre. Dans "Les mêmes yeux que Lost", votre dernier ouvrage, vous voyez par exemple dans le motif de l'île la métaphore du lieu sacré, où est gardée la connaissance, et cette série réaliserait ainsi selon vous l'alliance entre "écriture sacrée et narration moderne". Toute œuvre digne de ce nom se doit-elle d'être initiatique ? Doit-elle nécessairement renvoyer à une dimension verticale et sa pleine compréhension constituer une forme d'épreuve, passant par l'effort, voire le découragement, avant de prodiguer son illumination ? L’artiste est-il toujours un médium, un chaman, un intermédiaire entre le monde visible et invisible,  ainsi qu’un guérisseur ?

La Tradition Primordiale dit que les Bohémiens traversent la Terre, portant le dépôt de la connaissance non-humaine le long de leurs errances dans le monde manifesté. De la rencontre entre ce dépôt et les mentalités particulières des différents peuples sédentaires, naissent les différentes expressions métaphysiques que nous connaissances aujourd’hui. Les œuvres d’art qui m’intéressent sont des épiphanies de cette connaissance et elles ne m’intéressent que dans leur rapport à la réalité. Et de la même façon que, dans la Baghavad Gîtâ, le Corpus Hermeticum ou Le Coran, ce qui compte, c’est la vérité divine inscrite en leur cœur et non les expressions singulières relatives aux hommes à qui elle s’adresse ; en art, ce n’est pas la subjectivité de l’auteur qui m’intéresse, c’est la dimension objective qu’il tente, malgré ses limitations propres, d’atteindre. Que ce soit Franz Kafka, Lars Von Trier ou Nina Simone, je ne m’intéresse qu’au noyau initial de vision ou d’intuition inscrit dans le cœur de leur œuvre, et la seule méthode que j’ai trouvée pour essayer d’en rendre lisible ses déploiements particuliers, intellectuels ou thérapeutiques, c’est la méthode exégétique. Mais il y en a d’autres.

Votre démarche ne comporte-t-elle pas le risque d'une surinterprétation ? Vous souciez-vous de savoir si vos intuitions, recoupent le projet conscient des artistes ? La portée d'une œuvre peut-elle dépasser les intentions de son auteur ? En est-il comme dépossédé une fois celle-ci créée ?

John Lennon, à un journaliste qui lui disait que les fans voient dans les chansons des Beatles plus de choses qu’il n’y en a, répondait : « Elles y sont. Cela prouve simplement que tu as dû y réfléchir avant d’écrire, que tu as dû phosphorer dessus. » Ce qui n’est pas très différent de ce que Rimbaud disait de la poésie : tout y est vrai et dans tous les sens. Un grand artiste n’a pas d’ego : sa seule intention est d’atteindre la plus grande vérité possible. C’est son seul et unique « projet conscient » ; les autres ne sont que des applications provisoires.

De la même manière que Lost tente donc une synthèse entre écriture sacrée et narration contemporaine, n'abolit-elle pas de cette façon la frontière entre art populaire et savant ? Cette hiérarchisation est-elle encore pertinente, voire seulement possible aujourd'hui ? Vous dites quelque part que Les Beatles sont aussi importants que Rimbaud. Ne craignez-vous pas de développer une forme de relativisme ?

Les mémères de l’anti-relativisme, de Allan Bloom à Eric Zemmour, sont des bourgeois ignares qui singent les gentilshommes. Ils ne savent pas distinguer Gérard de Nerval de Théophile Gautier, mais ce sont les premiers à vouloir nous expliquer que le rap est une sous-culture ou à clamer leur amour, terriblement scolaire, pour quelques romans du dix-neuvième siècle qu’ils comprennent plutôt mal. Non seulement, il est évident que vous pouvez écouter Edgar Varèse et Wu-Tang Clan et passer de Yasutjiro Ozu à South Park, mais la question de la hiérarchie en art ne passe pas par la distinction des genres, simple décalcomanie de la domination de la classe bourgeoise dans le secteur culturel, mais par la critique interne, soit l’explicitation de ce qu’une œuvre d’art implique, comme kaléidoscope propre, en vue de saisir une expression particulière de la connaissance non-humaine. Si une œuvre d’art vous dit quelque chose que vous savez déjà, elle ne sert à rien. Son rôle est de nous aider à regarder le monde avec le plus grand nombre d’yeux possibles.

Sur les séries télévisées en particulier, on peut tout de même s'étonner que ce genre, populaire par essence, ait pu être le véhicule d'une réflexion à portée métaphysique, fût-ce de manière négative, "contre-initiatique", comme vous en avez formulé l'hypothèse à propos de "Twin Peaks", un autre jalon majeur...

Comme tous les chefs d’œuvre populaires, comme la grande pop music des années 60, les grandes séries télévisées des dix dernières années sont apparues pour des raisons concrètes : la naissance d’un spectatorat habitué à regarder des choses chez lui, jeune, solitaire et insomniaque, et l’ignorance momentanée des producteurs de télévision à leur sujet, obligés de laisser des scénaristes, souvent eux-mêmes spectateurs passionnés d’autres séries, écrire celles-ci en paix. La métaphysique traditionnelle s’épiphanise toujours dans des terres ouvertes, neuves, fraîches, non-balisées, qui ne sont pas précédemment inscrites dans l’Histoire. C’est vrai pour la naissance de la peinture italienne à Florence au XVIe siècle, celle du jazz dans l’Amérique noire des années 20 ou celle de l’esprit Hara-Kiri dans la France des années 60. C’est quand un domaine s’institutionnalise qu’il s’académise ou se vulgarise, devient le terrain d’enjeux de pouvoir ou d’expression idéologique sous couvert d’ambitions marchandes, et perd sa relation privilégiée à la connaissance.

Le reproche a pu vous être adressé – par Philippe Nassif par exemple dans un récent Chronic’art - de recourir systématiquement à cette "pensée magique". Que répondez-vous à cela ? On sent ces dernières années dans le paysage intellectuel et artistique, l'émergence de voix en rupture avec le nihilisme contemporain, le désir de réintroduire le merveilleux dans le quotidien, comme dans les livres d'Olivier Maulin par exemple ; ou encore en philosophie, la volonté de retrouver une certaine forme de candeur. Observez-vous cela et avez-vous le sentiment de participer de cette tendance ?

La volonté de repeindre en rose les ruines de notre monde pourri est une ambition dans laquelle je ne me reconnais pas du tout. Enfin, je pense qu’il ne faut répondre à aucune critique. Une pensée, quelle qu’elle soit, ne doit pas quémander sa place et présenter des excuses ou des arguments pour être acceptée. Le débat est une activité superficielle, seul l’exemple réussit à convaincre. L’exemple – ou la catastrophe. 

Vous avez commencé par la bande dessinée, vous êtes aujourd'hui autant vidéaste que philosophe et pratiquez des allers-retours réguliers entre l'image et l'écrit. Dans "Les mêmes yeux que Lost", vous remarquez qu’invariablement "des livres cachent des films" (une bande vidéo sert ainsi à cacher une mystérieuse bande vidéo). Bien qu'il soit artificiel de les opposer, qu'est-ce que l'image permet de mettre à jour de manière exclusive ? L'une est-elle la continuation de l'autre, ayant pris le pouvoir pour de simples raisons commerciales et à la faveur d'avancées technologiques, ou l'image, par son langage propre, possède-t-elle la capacité de révéler des choses que ne saurait dire l'écrit ? Je pourrais, avec les mêmes réserves, poser la même question pour la musique, qui occupe une place centrale dans votre travail…

Je ne comprends pas la question.

Un des aspects importants qui caractérise votre regard sur le monde, c'est un intérêt pour l'Orient, arabo-musulman notamment (ainsi c'est pour vous un des mérites du groupe Led Zeppelin que de l'avoir introduit dans la musique rock), un Orient que vous valorisez par opposition à un Occident matérialiste et corrompu. Pensez-vous à la manière de René Guénon que l'un soit la seule chance de ressourcement possible de l'autre ? Cette vision n'est-elle pas à la fois trop sévère pour l'Occident et un peu fantasmée pour ce qui est de l'Orient ? Mais peut-être cet Orient est-il avant tout un lieu intérieur ?

J’ai été trop clément avec l’Occident. Il n’est pas seulement matérialiste et corrompu, sa vision du monde est à l’origine de toutes les catastrophes actuelles, tant écologiques que politiques. Il n’a pas seulement bousillé presque intégralement le reste du monde, en important sa violence et son incurie, il a imposé, par la force d’abord, la duplicité ensuite, l’étau économique enfin, sa bêtise, sa laideur et son caractère mortifère à tous les autres. Quand je parle de l’Occident, je parle de ce qui s’est préparé dans l’Empire Romain pour prendre forme dans l’Europe catholique à partir de sa séparation en 1054 avec les quatre églises d’orient (Antioche, Alexandrie, Constantinople, Jérusalem) et qui, de nos jours, regroupe l’Europe de l’Ouest et les Etats-Unis. Dans n’importe quelle culture traditionnelle – et je ne fais pas ici de distinction entre l’Inde, le Japon, le monde arabe, l’Afrique ou les indiens d’Amérique – la question esthétique ne se pose jamais, et tout est beau : le moindre foulard, la moindre assiette sont beaux. Ici, nous nous piquons de bon et de mauvais goût, et presque tout est hideux. Dans n’importe quelle culture traditionnelle, le bonheur n’est pas même une idée : les valeurs principales sont l’honneur et la justice, et l’action doit s’exercer en accord avec ces principes. Ici, la quête du plaisir, qu’il soit immédiat ou durable, est une obsession ; et nous sommes tous malheureux. Nous payerons cher l’accumulation des crimes que nous avons commis, et que nous continuons de commettre, en Amérique du Sud, en Afrique ou aujourd’hui en Libye, malgré la fin apparente de la colonisation, au nom des droits de l’homme ou du devoir d’ingérence. Remplis de haine pour l’infinie médiocrité de leurs parents, les enfants de nos « élites » politique et financière ne tiennent plus debout. Mais ils ont une nécessité : en menant ce monde à la ruine, ils accélèrent la fin de ce cycle de manifestation et préparent la naissance du suivant.

Qui sont ces chevaliers sauvages dont parlera votre prochain livre ?

Choron, Reiser, Gébé, Andy Kaufman, et tous ceux qui ont fait de l’Humour le substitut de la Guerre, et qui ont combattu pour incarner une forme d’héroïsme et de gnosticisme en accord avec le moment historique qu’ils ont traversé. Ils ont fait la guerre à leur époque et ils ont gagné, mais ils ont simultanément laissé apparaître de nouveaux adversaires, de nouvelles « gueules », que nous devons combattre aujourd’hui. « Tous les Chevaliers sauvages » est donc à la fois le Tombeau de quelques héros magnifiques, et une modeste proposition éthique adressée aux samouraïs de notre temps.