Préface du livre Charbons de Killoffer.
Killoffer a dressé des hypothèses sur l’origine commune de vos fonctions digestives et langagières et mis en évidence les convulsions épidermiques qui surgissent soudainement sous votre langueur bonhomme. Souvent, vos ralentissements hypnotiques, baroques et modern style provoquent des encombrements perceptifs qui rejoignent les empiétements lunaires de certaines rues parisiennes. Parfois, pris de vitesse, votre parcours engendre des jets de constellation sur la surface incliné de la feuille, des idées qui giclent comme du sperme intellectuel. Et c’est le commencement du monde, la naissance des planètes, les premiers peuples, l’animal archétype.
Il y a tant de Killoffer en vous et autour de vous. Pourquoi y a-t-il plusieurs Killoffer plutôt qu’un seul ? Parce que c’est tout votre sentiment de l’Univers qui est l’objet de son investigation simultanément disciplinée et dissipée. Et il est obligé de se diviser et de se dupliquer, de se faire alternativement métaphysicien expérimental, patabiologiste ou géomètre de science folle, pour attaquer votre perception par tous les fronts, ne pas lui laisser un instant de répit, la saisir dans son moment de métamorphose pure, dans son passage entre deux formes. Killoffer invoque alors tous ses multiples qui deviennent les adjuvants de son implacable enquête sur vous. Et si ses bandes dessinées sont métaphysiques et scatologiques, pleines d’interrogations incessantes comme des coulées de chiasse mentale, les images de Killoffer sont eschatologiques et cosmologiques, mollement minérales, alternant ombres et formations géologiques. Elles font apparaître les formes originelles de votre affectivité dans une équivocité native que ne résoudra nulle discrimination. Tout sera toujours ambigu dans votre vie. Tout sera toujours réversible, bistable, carnavalesque, douteux. C’est la victoire incontestable sur le monde du canard-lapin. Joseph Jastrow avait raison.
Le dessin de Killoffer commence par vous saisir au sortir du sommeil. C’est un sommeil éparpillé en formes rocheuses et plastiques, des plis que prend la pierre et des sculptures qui naissent au beau milieu des draps. Puis c’est une planète morcelée qui naît dans une aube brumeuse, vue au réveil, par un coin de fenêtre. Et c’est un gigantesque slip cosmique, que vous apercevez de l’autre côté du lit comme un spectre renversé. Ce sont des fantômes la gueule ouverte, hagards, affamés et assoiffés, qui se confondent avec les cagoules suspendues dans l’étalage de linge sale qui jouxte la douche que vous allez prendre pour votre mettre d’aplomb. Et ce sont des gants de toilette comme des bûches en plastiques qui apparaissent dans une salle de bain immaculée, prêt à bondir sur vous tels des animaux mutants cachés derrière un buisson.
Vous êtes alors dans le plus dangereux des cosmos imaginables. Vous vous avachissez sur votre sofa et des larves ou des cornes de gazelle traversent le dossier. Ce sont des baleines spectrales dans une mer de pierre, et des limaces de sperme qui avancent vers un trou comme des bébés baleines. Vous regardez par la fenêtre la nuit qui tombe sur votre nouveau jour. Et ce sont des planètes où coule une pluie torrentielle, comparable à des pis de vaches pissant du lait noir. Enfin, ce sont ces mêmes pis de vache fantômes qui s’assimilent aux saucisses suintant sur le grill de votre barbecue du lendemain, parce que toutes les formes sont folles, et qu’elles se retrouvent dans des mondes opposés, créant des analogies entre ce qui devrait rester séparé. Et partout c’est la moindre des cornes de rhinocéros de votre chair de poule qui hurle dans les douleurs de l’enfantement.
C’est quoi, dessiner, dans la logique inquiétante du cosmos Killoffer ? Dessiner, c’est retrouver l’équivocité, excrémentielle et symphonique, du commencement des choses. C’est créer un trait qui puisse dire plusieurs paroles en un seul mot, créer un être par dissociation produisant une déconnexion telle qu’elle dévorera l’univers connu par débordement d’affects. Dessiner, c’est accélérer la fin de ce cycle de manifestation et poser les bases, cosmogoniques, anarchiques et alchimiques, du suivant. Dessiner, ce serait naître, mais naître vraiment. Jusque là, vous étiez dans la nuit et nous parlions de la destruction universelle.