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Gébé parmi les ombres
Paru en 2012

Contexte de parution : Tout s'allume (Wombat)

Présentation :

Postface de la réédition de Tout s'allume de Gébé chez Wombat.


Sujet principal : Gébé
Cité(s) également : plusAlan J. Pakula, Charlie Hebdo, Christian Clavier, Copi, Gérard Jugnot, menu_mondes.pngHara-Kirimenu_mondes.png, Henri Verneuil, Jacques Rivette, Maharishi Mahesh Yogi, menu_mondes.pngProfesseur Choronmenu_mondes.png, Raoul Vaneigem, Stanley Milgram, Suzanne Schiffman, Thierry Lhermite, Valéry Giscard d'Estaing, Willem




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Dans l’Histoire encore non-écrite des esthétiques européennes, tout Hara-Kiri fonctionne comme une alternative à l’art contemporain. C’est-à-dire à la question de l’art dans son rapport au politique et à ses « thèmes » : la société, la représentation, la scène, la communauté, l’idéologie, les minorités, l’écologie. Les routines, fêlées, déchirantes et précises, de Copi ; la reprise infinie, accumulative et perturbatrice, des photos de presse par Willem (ou sa science patatypographique) ; l’écologie unique et universelle de Fournier ; les alliances de Reiser avec l’architecture et l’énergie solaire ; enfin les performances, jeux de con et fiches bricolage du professeur Choron sont autant de gestes qui tiennent à la fois du coup de sabre et de la fleur tendue, détruisant un monde de faux-semblants et révélant une terre d’épiphanies sauvages, au centre desquels apparaissent Gébé et ses « installations » : films à faire, polaroïds, pas de côté, papiers à lettre, colonnes de Charlie, dimanches au frais. Même Berck tient de la statuaire et du rapport entre solidité et mouvement. Même L’An 01 peut apparaître comme une réponse énigmatique à la question des relations entre utopie et représentation de l’utopie, entre « film à faire » et film réalisé, subjectivité et collectif.

 

Dessiné en 1979, Tout s’allume se place entre L’An 01 (1973) et Lettre aux survivants (1982), c’est-à-dire au lieu de la bifurcation la plus tragique de notre époque. Dans sa forme dense, intense, c’est un des cœurs secrets de l’œuvre gébéenne que l’on découvre en lisant cet étrange livre : une œuvre qui fonctionne comme une continuité constituée de mille et un points de déraillement, une suite ininterrompue de pas de côté, avec une absence de hiérarchie entre les genres (dessin humoristique, bande dessinée, chanson, nouvelle, reportage, roman-photo, film, sketch, roman) et entre les formats (une page de Charlie-Hebdo peut, à elle seule, avoir la même importance qu’un livre entier). C’est un corpus parfaitement cohérent et harmonieux, sans déchet, sans vulgarité et sans concession, qui font de Gébé un des plus grands poètes de la bande dessinée. Et, conséquemment, Tout s’allume est, à la fois, un « film à faire », une bande dessinée, un patchwork de textes, un bric-à-brac d’idées, une collection d’images mentales, enfin : une proposition politique utopiste, ou plutôt, comme le dit l’auteur, « encéphalo-politique ».

L’An 01 (« On arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste ») était la réalisation absolue de l’utopie vécue, toutes les virtualités permises par une pensée qui s’autorisait à la fois de la géométrie la plus précise (Gébé débute à La Vie du Rail) et de l’anarchie la plus folle (il passe à Hara-Kiri en 1960). L’An 01 opérait même comme une synthèse de tout Gébé, un Grand Œuvre apportant la médecine universelle de l’anarchie douce par la transmutation du quotidien en poésie vécue. Mais voilà : L’An 01, « un film à faire », s’est fait. Il s’est fait comme film. Et, une fois le film fini, rien n’était fait. L’An 01 n’a pas eu lieu. Ce n’était pas le « pas de côté » escompté ; c’était le « spectacle du pas de côté ». Ce que L’An 01 montrait, peut-être malgré lui, c’est que lorsque la réalité et son spectacle fusionnent, c’est toujours le spectacle qui l’emporte. Les « grands gagnants » du film, ça fait mal de le dire, c’étaient les acteurs qui y apparaissaient pour la première fois et rafleraient ensuite la mise, les petits gars de Neuilly-sur-Seine : Jugnot, Lhermite, Clavier, jouant les « utopistes » chapeautés du film avant de « jouir sans entrave » dans la droite libérale décomplexée d’aujourd’hui.

Au moment où il dessine Tout s’allume, Gébé n’a pas encore désespéré de tout arrêter. Mais il se rend compte que L’An 01 n’est pas pour demain. Dans ce nouveau « film à faire » mais qui, lui, ne se fera pas, il tente de donner une méthodologie scientifique à son exercice de pensée et de l’organiser comme une conspiration. Comme Out 1 de Jacques Rivette et Suzanne Schifmann, c’est une réponse à l’après-68 qui passe par la recherche de groupes subversifs prêts à modifier la société en employant des armes psychologiques et esthétiques. Ce qui est visé, c’est l’anarchie, bien sûr, mais les méthodes sont largement moins douces et moins spontanéistes que celles de L’An 01. Si, comme le dit Raoul Vaneigem, L’An 01 n’était « rien d’autre que la propension à faire primer sur la froideur du calcul égoïste les flammes joyeuses et insouciantes de la générosité et de la solidarité humaine », alors Tout s’allume tente de proposer un calcul généreux et une froideur joyeuse qui fonctionnent comme un pare-feu et une préparation aux années d’hiver annoncées par la fin de la présidence Giscard.

Témoins l’attentat des « services parallèles ». Témoins les attaques « démocratiques » de l’Etat qui veulent empêcher la « prise de conscience ». Mais témoin aussi l’étrange rationalisation de la Fondation pour l’Accession à la Conscience Supérieure et Universelle (F.A.C.S.U.). Témoin la manipulation à l’œuvre qui surdétermine la « prise de conscience » et en fait comme une forme-miroir de l’expérience de Stanley Milgram ou des « lavages de cerveau » omniprésents dans le cinéma contestataire américain des seventies (A cause d’un assassinat d’Alan Pakula, 1974) et même français (I… comme Icare de Henri Verneuil, 1979). Si L’An 01 commençait simplement par un homme qui refusait de prendre le train pour aller au travail, et se répandait, comme la poudre, par pas de côté successifs, néo-luddites, anti-machines, anti-modernité, anti-progrès, fonctionnant comme singularités exemplaires jusqu’à l’anarchie intégrale, Tout s’allume propose une société archi-technologique, la F.A.C.S.U., avec porte-parole impersonnel (André Ashe), délégué politique (Bruno Videlle), mécènes masqués, ordinateurs omniprésents, bureaux qui ressemblent à des agences de télémarketing, et camions traversant la France pour entraîner les hommes et les femmes à une « prise de conscience » sur le mode d’une expérience technologiquement assistée. On pense à la scientologie – et ses envoyés « accrochant » les passants pour leur proposer un test de personnalité – qui fait alors beaucoup parler d’elle (en 1978, trois dirigeants du siège français, ainsi que Lafayette Ron Hubbard sont convaincus d’escroquerie par le tribunal de Paris). Ou plus encore à la méditation transcendantale : en 1979, au moment même où Gébé dessine Tout s’allume, les émissaires français du Maharashi Mahesh Yogi tentent de racheter l’usine textile sapitex de Rennes, à condition que 60% de son personnel pratique la méditation transcendantale. Il faut voir, dans les archives télévisuelles de l’époque, les ouvrières se rebeller contre cette demande :
– Ils nous ont convoqué, nous, un Lundi à quatre heures un quart, une heure ! Pendant une heure ils n’ont parlé que de méditation. Ceux qui ont voulu leur poser des questions point de vue travail, ils n’ont pas répondu sur le travail, ils répondaient toujours sur la méditation. Ils sont revenus le lendemain pendant une heure et demi. Alors là, ça a toujours été : méditation. Et on leur a demandé qu’est-ce qu’on aurait fait comme travail. Au point de vue travail, ils ne savent pas ce qu’on aurait fait.  Et ils répondaient toujours : méditation. Ils nous ont expliqué : la M.T., c’était rose, c’était beau. Nous, on ne veut pas essayer parce que, une fois qu’on essaie, on ne peut plus s’en passer, qu’ils nous ont dit ! En fin de compte, c’est un lavage de cerveau.

L’Age du Cerveau de Tout s’allume répond, peut-être sans le savoir, à l’« Age de l’illumination » décrété à la même époque par le Maharashi. Et tous deux sont comme des tentatives (l’une anarchiste, l’autre pré-new age) de contredire le Kali-Yuga de la pensée traditionnelle indoue : la quatrième ère de notre cycle de manifestation, une ère qui se caractérise par la matérialisation puis la dissolution et la plongée de l’humanité dans les ténèbres (un « Age de Fer » auquel Gébé donnera finalement raison quelques livres plus tard). Dans Tout s’allume, plus que dans n’importe quelle autre de ses œuvres, Gébé se rend compte de ce que son opération de déraillement, le « pas de côté », doit aux initiations des sociétés secrètes (à la différence que, dans la F.A.C.S.U., « rien d’ésotérique, rien de mystique, on comprend ce qui se passe »), la cérémonie du baptême ou encore les near death experience (dont le docteur Raymond Moody recense alors un grand nombre de cas ; La Vie après la vie est publié en France en 1975). Et si les pages de Gébé dans Charlie-Hebdo avaient quelque chose de l’affiche publique, du dazibao, ou des annonces inquiétantes des Frères de la Rose-Croix dans les rues de Paris en 1623, dans Tout s’allume, les hommes communiquent leur prise de conscience par cassettes audio anonymes déposées dans les rues, accrochées sur les poteaux ou posées sur les coffres de voitures.

Evidemment, les enjeux gébéens sont d’abord libertaires : la capacité à « brouiller » les publicités par simple opération du cerveau, la diminution de taux d’écoute de la télévision (remplacée par la circulation de « cassettes véhémentes »), la « prise de conscience » accélérée d’un grand nombre de citoyens, entraînant une « négociation » avec le pouvoir et une indépendance constitutionnelle, aboutissant à une Fédération des Consciences comme un État dans l’État. Evidemment, le projet aboutit, et l’utopie triomphe. Et pourtant, déjà, on sent qu’il faudra un coup de pouce pour cela, et que les hommes, spontanément, ne choisissent pas nécessairement la liberté contre la tyrannie. Et bientôt ce sera le pessimisme de la Lettre aux survivants qui accompagne la fin de Charlie-Hebdo et la disparition de l’esprit Hara-Kiri. Bientôt ce sera l’anxiogène grandeur de L’Âge de Fer des années quatre-vingt ou l’observation tragique et précise qui caractérise Les Colonnes de Charlie le long des années quatre-vingt-dix.

 

Mais l’essentiel a été entraperçu, en un éclair aussi rapide que le satori du Zen, dans l’incroyable Tout s’allume. L’anarchie n’est pas naturelle, parce que l’homme est dénaturé. Pour que l’homme se réveille à sa véritable nature, il faut recadrer la réalité, réagencer sa perception et le réorienter. La « prise de conscience », opération phénoménologique qui tient également de l’association surréaliste, est le travail des artistes et des poètes : et la continuité apportée à la lucidité lumineuse des hommes tient au renouvellement permanent des angles pris pour aborder une chose unique. La machine de Tout s’allume, c’est Tout s’allume lui-même ; et je vous défie de le lire sans, à votre tour, être saisi d’une vision englobante qui vous fera bifurquer à jamais, et vous sentir, tel Gébé, comme un lumineux vivant parmi les ombres.