Paru dans le numéro 3 de la revue Mondes du cinéma.
N’espère pas gagner.
N’espère pas perdre.
N’espère rien.
« The Yakuza » de Sydney Pollack est très difficile à regarder sans pleurer. Ce film, qui raconte un récit extrêmement tordu de businessmen américains et de truands japonais, avec de vieilles histoires de GI autrefois perdus au Japon, des frères qui sont des maris, des filles qui sont enlevées ou assassinées, un prof d’histoire américain entouré de sabres et de chats, et des secrets liés à l’honneur et à la pudeur, suit pourtant une ligne, à la fois claire et sinueuse, qui pourrait tenir dans la formalisation d’une polarité éthique : l’affection que peuvent se porter des personnes attachées à des valeurs ancestrales, opposée à la complicité des individus modernes aux intérêts communs.
D’un côté, c’est le monde contemporain incarné par les deux personnages de Tanner et de Tono. Rien que la rime provoquée par leurs noms nous indique qu’il s’agit de deux Tweedledee et Tweedledum. Tanner s’est fait enlever sa fille Louise par Tono, et il demande à un ancien compagnon de guerre et détective à la retraite, Harry Kilmer, de l’aider à la libérer. Pour cela, Kilmer demande l’aide de Tanaka Ken, qui a une dette d’honneur envers lui. Harry et Ken libèrent Louise, mais là, pas de bol, Tanner avait prétendu que Tono l’avait fait pour lui extorquer de l’argent, alors qu’en réalité il lui devait des armes contre une forte somme prêtée. Suite à cette libération héroïque due à la fidélité aux principes de Ken comme de Kilmer, le premier, qui avait abandonné le sabre et enseigné le kendo, est condamné à être exécuté par les Yakusas, et Tanner n’hésite pas à sacrifier le second aux hommes de Tono. Bref : business américain et maffia japonaise instaurent une complicité malsaine entre individualités ennemis, à travers lesquels ils font payer de leurs vies des êtres, tous plus ou moins manipulés, dans un permanent jeu d’échecs où les pièces sont remplaçables. « Ils se battent, mais ils sont très proches. » dit d’eux Dusty, le garde du corps de Tanner. Le pire de la mentalité occidentale apparaît chez Tanner, sa lâcheté, sa médiocrité, ses mensonges et ses petits arrangements avec la morale, tandis que la raideur cruelle et l’ambition démesurée de Tono ne produisent que de l’effroi.
De l’autre côté, face à cette force politique, on découvre deux personnes que la rivalité amoureuse devrait opposer mais qui apparaissent comme des frères perdus quelque part entre l’Orient et l’Occident. Harry Kilmer vient à Tokyo pour aider son ami Tanner, mais il y retrouve également son grand amour : Tanaka Eiko, une femme qu’il a aidé après la guerre, et protégé contre des troupes américaines qui manquèrent de la tuer. Amoureux d’elle, il l’a aidé à s’occuper de sa fille Hanako. Puis en 19651, le frère de Tanaka Eko, Tanaka Ken, est revenu d’un exil post-seconde-guerre-mondiale aux Philippines, et a refusé à Harry Kilmer et Tanaka Eiko de continuer à se voir. En revenant au Japon, et en luttant avec Tanaka Ken contre Tanner et Tonno, Harry apprend que Ken n’était pas le frère de Eiko, mais son mari, et que, par honneur ou par pudeur, ils ont tenu à conserver le secret pendant toutes ces années. « Il était furieux qu’elle vive avec un étranger, mais reconnaissant qu’il lui ai sauvé la vie » expliquera le frère de Ken. Prenant conscience de la souffrance qu’il a infligé à Ken, en signe de repentir, Harry se tranche le petit doigt. Bref, ce qui fait la grandeur des personnages de « The Yakuza », c’est leur sens du giri, de l’obligation, ou plus exactement du « fardeau le plus lourd à porter ». Cette obligation, giri, est de nature métaphysique : « Si on ne la sent pas, dit également le frère de Ken, elle n’existe pas. » On se souvient qu’elle faisait partie des notions qui obsédaient l’« anthropologue à distance » Ruth Benedict, lorsqu’elle écrivit « Le Chrysanthème et le Sabre » à l’attention des Américains soucieux de saisir la mentalité de leurs ennemis occupés.
« Ce sont des hommes qui refusent de changer pour s’accommoder aux mœurs de leurs temps, dit bien Sydney Pollack de ses personnages dans le documentaire : Ils sont antiques. Ils restent fidèles à un patron éthique qui aura existé pour eux tout le long de leurs vies. » Et ce n’est pas un faible miracle que les personnages qui incarnent une possible rencontre entre l’Orient et l’Occident soient deux espèces de marginaux : Ken est un « loup solitaire », « très rare au Japon » dit encore son frère : « Il ne reçoit d’ordre de personne, et ne donne d’ordre à personne. » Kilmer, lui, est un « étranger étrange » parce qu’il a, en lui, un certain sens du giri, de l’obligation, de la fidélité ou de l’honneur. Et c’est un naïf, comme le lui dit Tanaka Eiko. La rencontre Orient-Occident, dans le film de Pollack, tient à ce renversement des qualités. Si, entre l’Amérique et le Japon, tout est « inversé » comme le dit Dusty – alors Ken et Kilmer renversent cet envers. Ken est un personnage de western ou de film noir quand Kilmer a en lui la grandeur du samouraï, digne, sobre, capable de renoncer à ses pulsions pour agir conformément à des principes qui le dépassent. Il ne s’agit pas de se rencontrer sur un mode « universel » indifférencié, à partir d’une morale qu’on voudrait commune aux hommes à travers le monde. Ce mode, finalement, c’est celui de Tanner et Tono : c’est l’intérêt, c’est la lâcheté et le mensonge. Certes, comme dit le vieux Kipling, « East is East, and West is West », mais, pour se rencontrer, il faut que l’occidental se fasse oriental, et l’oriental, occidental.
Mais, même si l’esprit occidental peut apporter à l’oriental une détermination anarchiste et un esprit de rébellion qui lui forgent ce caractère de desperado romantique, c’est l’Orient qui doit continuer à indiquer la direction éthique. C’est ce que comprend Oliver Wheat, le professeur d’histoire, horrifié par la violence, toujours en train de câliner ses chats, qui étudie les relations entre l’Amérique et le Japon – et a abandonné le jeu d’échecs parce qu’il était mauvais pour son cœur. Le Yakuza n’est pas pour rien le loosing number au jeu. Et Kilmer se vit comme un raté. Dans un monde où nous sommes tous voués, plus ou moins vite, à l’imminence de la catastrophe collective, les Japonais, grands perdants de l’Histoire moderne, sont également le peuple qui a le mieux déployé une poétique de l’échec ou de l’impermanence du bonheur – ce qui fait d’eux l’avant-garde de notre apocalypse. Avec « The Yakuza », au milieu des années 70, à travers le scénario de Paul Schrader, Leonard Schrader et Robert Towne, l’Amérique fait son propre sacrifice d’honneur : elle reconnaît s’être mépris sur le Japon, parce que ce qui fait la force du Japon lui a toujours manqué – et elle commence a en avoir besoin : c’est l’honneur face à la décomposition de ses propres systèmes de valeurs, et l’entrée dans une époque – le milieu des années soixante-dix – où la catastrophe apparaît évidente et sans retour. Le salut de l’Occident commencera le jour où un président américain, français ou allemand, se coupera le petit doigt devant le premier ministre japonais en implorant son pardon. D’ici là, nous errons dans les ombres, heureux de certains films, officiant comme des tourbillons.