Préface du recueil de portraits photographiques de personnalités de la bande dessinée par David Rault édité chez L'Apocalypse.
La bande dessinée n’est pas jeune. Elle était là avant la peinture, avant la littérature. Elle dormait dans les grottes, attendait dans les entrailles de la Terre que des modernes s’engouffrent dans ses profondeurs pour la tirer de l’oubli. C’est pour ça que les dessinateurs finissent toujours par ressembler aux antiques dragons qu’ils ont affrontés pour la délivrer. C’est pour ça qu’ils finissent par prendre les atours des prêtres guerriers, détenteurs des premières armes et du dernier secret, champions incontestables des relations d’avant-monde entre la parole et le trait.
Car c’est ça le grand secret : les relations entre le trait et la parole, le son et le symbole, le rythme et la ligne. Dans ces photographies qu’on croirait gravés dans le cuivre à même la Terre puis trempés dans l’encre de seiche et frottés de poudre de suie, c’est toute la profonde mélancolie de nos dessinateurs qui transparaît. Ces visages-parchemins nous parlent d’une humanité du fond des mondes, psychiquement ténébreuse et intellectuellement tressée de mille traits. Typographe, graphiste, directeur de collection et photographe, David Rault est comme une bête à huit ou neuf mains qui aurait recueilli tous ses yeux pour les unifier et leur donner une consistante constance, neutralisant au maximum les effets et centrant tous les visages sur une unique vibration. La froideur médicale revendiquée de sa technique, l’unité de cadre, de lumière et de traitement, donnent l’impression de photographies de médecine légale, mais ce sont des cadavres dont les yeux sont si brillants qu’ils contiennent avec difficulté leur corps de résurrection. Ce ne sont plus des morts, ce sont des spectres – avec toutes les bandelettes dépliées et toute l’austère grandeur de leurs âmes envolées.
Certes, il y a quelques sourires pleins d’une fragile lumière d’enfance. Il y a de l’innocence dans le visage d’Aude Picault, de la douceur dans celui de Fanny Dalle-Rive et une décontraction pleine d’assurance dans celui de Berbérian. Il y a une exquise gentillesse dans le visage de Placid, un humour keatonien dans celui de Kiki Picasso et beckettien dans celui de Mokeït, et même une fantaisie piquante dans les traits de Nine Antico. Mais globalement, sans surprise, nos grands imagiers avancent impérieux et terribles, encore pleins des abîmes qu’ils ont traversés. Anne Baraou ressemble à une reine médiévale, Olivier Josso à un guerrier touareg, Killoffer un empereur mongol, Dupuy un monarque assyrien et Mulot un prince persan. Mattoti semble impitoyable comme un patriarche de l’Ancien testament et Fred, plus Antique que les Antiques, devient le visage-étalon, l’Adam Kadmon auxquels tous finiront par ressembler – et sur lequel ils inclinent déjà.
Les dessinateurs sont de la race de Tubal-Caïn, l’instructeur des forgerons. Ce qu’ils doivent faire, c’est creuser et creuser encore dans les profondeurs de leur trait à la recherche du Noir Parfait. L’immémorial dont ils répondent, ils ne peuvent l’exprimer dans leur vie, et c’est pourquoi ils ont l’air si gais. En réalité, derrière la couleur chatoyante de leurs personnalités sociales, quelque chose ne cesse de remonter : le souvenir du monde d’en-bas, de leur être prénatal. Quels étaient les traits de ton visage avant de naître ? demande le koan zen. A cette question impossible, David Rault offre, inversé, un début de réponse. Il nous montre quels seront les traits de notre visage lorsque nous reviendrons encore tourbillonnant d’entre les ombres.