Entretien réalisé par Pierre Jouan.
Philip K. Dick est une figure phare de la contre-culture, c'est entendu. Et si sa carrière littéraire s'était arrêtée à « Substance mort » (1977), nous en garderions l'image qui prévalut longtemps dans les milieux de la science-fiction des années 60 et 70, celle d'un auteur génialement paranoïaque, drogué jusqu'à l'os, sentant comme personne les tendances intellectuelles du vingtième siècle, évoluant dans les sixties psychédéliques comme un poisson dans l'eau. Dick était l'écrivain que Timothy Leary et John Lennon appelaient en pleine nuit pour lui dire combien « Le Dieu venu du centaure » était formidable. Quand la science-fiction était une culture underground parallèle au rock, Dick était un demi-dieu adulé pour ses univers emboîtés et ses réalités parallèles – tous motifs qui parlaient la langue des amateurs de LSD. A présent que Dick est l'écrivain de genre le plus adapté au cinéma après Stephen King, et qu'il peut revendiquer la paternité des films les plus symboliques des 90's (« Matrix, « Existenz », « Truman Show »), il apparaît comme un pape de la cyberculture, compagnon de route de Bateson, Wiener, McLuhan, et Leary. Et pourtant...
Pourtant, Philip K. Dick était un chrétien, tendance bigot. Sa conférence à Metz en 1977 est restée célèbre pour avoir révélé à un parterre de fans ébahis ses croyances profondes, loin de ce qui avait cours dix ans avant à San Francisco. De fait, Dick n'avait pris du LSD qu'une seule fois, et l'expérience s'était révélée désastreuse (« Mes enfants, j'ai été en enfer et j'ai mis deux mille ans à en sortir, en rampant », déclara-t-il le lendemain). Son vrai truc, c'était le Christ, l'amour du Christ, et la vie aux temps apostoliques. En 1974 d'ailleurs, il eut comme une révélation : nous vivions toujours dans les premiers temps du christianisme, et l'univers visible était entièrement faux, émanant d'un démiurge malfaisant qui assurait la permanence de l'Empire romain, et dont le représentant terrestre était Richard Nixon. Une personne du nom de « Thomas », mise en sommeil pendant presque deux mille ans, s'était réveillée à l'intérieur de Dick et s'adressait à lui en grec koiné. L'Esprit emprisonné tout ce temps se répandait à nouveau sur le monde depuis la découverte de la bibliothèque de Nag-Hammadi, et la mission de Dick consistait à répandre cette incroyable nouvelle. Que les choses soient claires : il n'y avait absolument aucun second degré dans son discours. Manifestement, il y croyait dur comme fer.
Evidemment, ce jour-là à Metz, tout le monde est tombé de haut. Devant une assemblée de babas-cool tendance Hara-Kiri et Métal Hurlant, athées et anti-cléricaux comme seuls les Français savent l'être, Dick raconta son expérience et ses convictions nouvelles en pensant convertir l'assistance et ré-orienter toute l'époque : four monumental. Comme l'écrit Emmanuel Carrère, « les conventionnels de Metz pensaient voir débarquer de l'avion une loque ricanante, hébétée par la drogue, et connurent la déception des chroniqueurs de rock qui entendent leurs déjantés favoris faire l'éloge, bouteille d'eau minérale en main, de la vie de famille et de la pensée positive » (« Je suis vivant et vous êtes morts »). Philip K. Dick était croyant, et ses théories folles sur la nature du réel étaient à relire à l'aune de cette vérité. C'était gênant, et l'on préféra sans doute croire à une ruse ou un caprice, en tous cas quelque chose de passager, mais ce diable de Dick ne s'arrêta pas là.
Il persista, et signa trois romans au statut très particulier dans sa bilbiographie, que l'on regroupe aujourd'hui sous le nom (un peu abusif) de « Trilogie Divine « (et dont une édition complète révisée paraît ces jours-ci chez Denoël) : Siva, L'Invasion divine, La Transmigration de Timothy Archer. Trois livres proprement habités, à l'intrigue extrêmement ténue, pleins de débats et digressions théologiques, et dans lesquels Dick semble introduire, dès que l'envie lui en prend, ses lectures du moment et ses réflexions de la veille, sans plan établi. Tous passionnants, ils sont pourtant de valeur inégale, et seul SIVA peut prétendre au rang d'indispensable. Dans ce récit au montage schizophrène, dans lequel Dick est à la fois le sujet d'une expérience mystique (sous le nom de Horselover Fat) et son commentateur sceptique (sous le nom de Philip K. Dick), les éléments autobiographiques se mêlent aux références savantes qui tentent de donner un sens à l'épiphanie de 1974 et aux longs mois d'hallucinations qui ont suivi. Mélange de science-fiction et d'éxégèse, SIVA est un ovni absolu, hanté, qui suggère que la pop culture, au-delà de sa frivolité, peut être une porte d'entrée vers la spiritualité la plus haute.
Comme c'est cette voie ouverte entre Pop et Gnose qu'arpente Pacôme Thiellement depuis une dizaine d'années, à travers des études empruntes d'ésotérisme et portant sur le rock (« Poppermost – Considérations sur la mort de Paul McCartney », « Cabala, Led Zeppelin occulte », « Economie Eskimo – Le rêve de Zappa ») ou les séries (« La Main gauche de David Lynch – Twin Peaks et la fin de la télévision », « Les Mêmes yeux que Lost »), le bonhomme était parfaitement indiqué pour nous aider à comprendre le sens de cette aberration littéraire qu'est la Trilogie Divine.
Il s'est alors passé ce qui se passe toujours avec Pacôme Thiellement : on commence par discuter de Philip K. Dick, on dérive vers l'analyse de « Strawberry Fields Forever », et on finit par s'interroger sur la place du rock dans sa propre vie, et la nécessité (ou pas) d'un rapport exégétique à la pop music. Enjoy.
1) Que représente la Trilogie Divine pour toi ? Quand l'as-tu lue ? Fait-elle partie des œuvres qui t'ont orienté vers la gnose ?
J’ai lu la « Trilogie Divine » pour la première fois au printemps 1998. J’avais déjà 22 ans. J’étais dans un pseudo-Tex Mex parisien tout à fait atroce du 5ème arrondissement de Paris, avec des maragaritas trop acides et des tacos au vomi de pigeon quand je commençais « La Transmigration de Timothy Archer » et toutes ces allusions à la mort de John Lennon, au révérend Pike et à la fin d’une période pleine d’espoirs ou d’illusions. Ca m’a donné envie d’enquêter sur toutes les théories bizarres qui mélangent culture pop, mythologie, coïncidences, folie – ça m’a amené, lentement mais sûrement, à mon premier livre, mon premier essai, « Poppermost », sur le mythe de la mort de Paul McCartney, que j’ai publié chez MF en 2003. En 2004, alors que, avec plusieurs amis et complices (Fabrice Petitjean, Adrian Smith, Patricia Rousseau), nous avions ouvert une sorte de permanence d’études théologico-paraphréniques où s’entassaient les livres de et sur Schreber, Jaynes, Panizza, Strindberg, Rousseau, Weininger, « Siva » prit un tout autre sens, et nourrit l’hypothèse d’un monde dont seuls les schizophrènes auraient la clé ; un monde dont le schizophrène serait l’homme initial, l’« homme étalon ». Enfin, entre 2005 et 2006, alors que je relisais pour la troisième fois « L’invasion divine » et les autres romans de la série, je me suis mis sérieusement à la gnose. J’ai acheté « L’Evangile de Thomas », « Les évangiles secrets » de Elaine Pagels, « En quête de gnose » de Henri-Charles Puech, toutes les réfutations (Irénée de Lyon, Tertullien, Hippolyte), les « Homélies clémentines » et quelques volumes regroupant des traductions du codex de Nag Hammadi que proposait les éditions Ganesha (la pléiade des « Ecrits gnostiques » n’avait pas encore été publié à l’époque). La Trilogie Divine m’a orienté vers l’exégèse pop. La Trilogie Divine m’a orienté dans mes études parano-théophaniques. La Trilogie Divine m’a orienté vers la gnose. La quatrième orientation sera la bonne.
2) Parlons-en, de la gnose. Qui étaient les gnostiques ?
Les gnostiques ne voulaient pas spécialement qu’on sache qui ils étaient. De fait, on ne sait des gnostiques que ce que leurs réfutateurs ont dit d’eux : ils n’acceptaient pas la hiérarchie, ils ne se reconnaissaient pas dans l’église chrétienne telle qu’elle se construisait, ils se prévalaient d’une expérience directe, sans médiation, de la divinité, ils pensaient que la réussite sociale était un signe d’enténébrement spirituel, ils détestaient le monde, ils trouvaient la vie épouvantable, ils étaient très rigoureux avec eux-mêmes et ne faisaient la morale à personne… Tous les « courants gnostiques » apparaissant entre la fin de l’écriture de l’Ancien Testament et l’établissement du corpus du Nouveau Testament ont développé des théories très différentes sur la création du monde mais ont pour trait commun la certitude que le dieu de ce monde est un mauvais dieu, un démiurge aveugle, fou et méchant. Ils ont la certitude que la vie sur Terre est mauvaise – comme Justine dans « Melancholia ». Les gnostiques avaient une relation directe, épiphanique, avec la divinité – une divinité très éloignée, en exil, sans relation avec le dieu de ce monde. Ils étaient souvent égalitaires (les femmes pouvaient avoir les mêmes pouvoirs que les hommes), souvent indifférents aux questions de sexualité (certains étaient débauchés, d’autres complètement asexués)… Pendant très longtemps, on ne connaissait d’eux que les opinions que les Pères de l’Eglise ont réfuté alors que, parallèlement, ils étaient persécutés puis exterminés. En 1947, dans des conditions tout à fait extraordinaires sur lesquelles il faudra revenir un jour, on a retrouvé dans le désert de Nag Hammadi un codex de 52 textes qui représentent plus de 1500 pages de textes gnostiques. C’est cela qu’il faut lire. En un livre, la Pléiade « Ecrits gnostiques », c’est tout l’Univers qui peut, pour nous, changer de sens.
3) En écrivant Siva, Philip K. Dick semble prendre conscience d'une chose : les motifs obsessionnels de son œuvre (nature illusoire du « réel », réalité tronquée ou manipulée, pluralité des mondes) se retrouvent mot pour mot dans le gnosticisme. En somme, même loin du Jourdain, il a fait de la gnose sans le savoir...
En écrivant « Siva », ou plutôt, en écrivant son « Exégèse », les 1000 pages de notes qui précèdent l’écriture de « Siva », Philip K. Dick découvre que les motifs de son œuvre sont déjà présents dans les écrits gnostiques – il a, en somme, une anamnèse de son véritable être – et le principe de l’anamnèse est présent lui-même dans les écrits gnostiques.
Oui, alors deux-trois mots sur l'anamnèse, qui fait partie des termes que tu emploies souvent : c'est littéralement l' « action de rappeler à la mémoire »... Cela consiste à se re-souvenir de choses oubliées ou cachées – c'est pourquoi on l'utilise à la fois dans un contexte religieux et psychanalytique. L'anamnèse peut être provoquée par un événement qui, en quelque sorte, désactive le module d'oubli, révélant à l'individu sa véritable nature : celle de Philip K. Dick a lieu le jour où une infirmière vient lui livrer un analgésique, et se présente à sa porte le cou ceint d'un pendentif en forme de poisson, comme les premiers chrétiens (c'était un signe reconnaissance au temps des persécutions). Dick a alors une révélation : il ne vit pas en 1974 mais en 70 après Jésus-Christ, la Californie du vingtième siècle est une immense simulation visant à masquer le fait que l'Empire n'a jamais pris fin, et nous évoluons dans une prison dont seuls quelques individus connectés avec l'Esprit ont l'intuition de la nature factice. C'est à la fois totalement dickien (on pense au Temps désarticulé ou au Maître du Haut-château) et éminemment gnostique.
Dans les écrits gnostiques, il y a l’idée que l’homme a oublié qu’il était gnostique mais qu’il s’en souviendra. Et, depuis l’extermination des gnostiques, d’abord, puis celle des cathares, ensuite, il y a eu un nombre incalculable d’anamnèses gnostiques et cathares : chez un grand nombre de soufis ou de mystiques persans d’abord (Al Hallâj, Sorhawardî, Attar, Ruzbehan, Rûmî, Ibn Arabi), chez les poètes dits « maudits » ensuite (Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Jarry, Le Grand Jeu), chez certains romanciers (Joyce, Lézama Lima, Lowry, Queneau, Abellio) et enfin chez des musiciens pop : des Beatles et David Bowie à Secret Chiefs 3 ou Eyvind Kang – en passant par Tori Amos qui parle longuement des écrits gnostiques dans son autobiographie et a décrit sa propre anamnèse dans le disque « The Beekeeper »… Quoiqu’en pensent tous les suppôts d’une politique théologique unilatérale animée par l’amour d’une forme limitée et déterminée de la divinité, il y aura toujours des gnostiques. Il y aura toujours des personnes qui auront cette anamnèse et qui décriront ce monde comme une prison dont il s’agit de s’extraire. Il y aura toujours des êtres pour épiphaniser cette mystérieuse lumière.
4) La Trilogie se décompose de manière étrange : alors que Dick se scinde en deux dans Siva (Horselover Fat et Philip K. Dick), il semble laisser chacune de ses personnalités écrire « son » livre par la suite – L'Invasion Divine pour l'illuminé Horselover Fat, La Transmigration de Timothy Archer pour le sceptique Philip K. Dick... De sorte que l'expérience mystique semble se clore avec le dernier tome : à la fin, les visions ont quitté Dick, qui semble définitivement avoir replongé « dans le bourbier » (Guénon). Comment décrirais-tu cette expérience au final ? Pourquoi cette descente après une telle poussée ascensionnelle ?
La Trilogie Divine n’est pas vraiment une trilogie : ce sont trois livres différents qui se recoupent sans jamais arriver à produire une signification globale. Ce sont trois livres qui parlent de Dieu ou des dieux. Comme la division de Dick entre le narrateur et Horselover Fats dans « Siva », ou comme le Serveur et le Géant dans « Twin Peaks », « c’est le même et ce n’est pas le même ». Trois personnes différentes en Dick ont écrit ces trois livres qui eux-mêmes comprennent plusieurs significations possibles, plusieurs possibilités d’interprétation qui vont de « description d’un état de schizophrénie avancée » à « texte sacré dicté à un scribe de la Tradition Primordiale ». En effet, « L’invasion divine » est le plus mystique des trois, mais c’est aussi le plus fictionnel, le plus « illusoire ». « La Transmigration de Timothy Archer » semble le plus sombre, mais c’est peut-être le plus innocent, parce qu’il tente de décrire au plus près la réalité et les violentes déceptions que celle-ci comprend, sans jamais les atténuer par des fictions faciles. Il retrouve, transfiguré par le kaléidoscope de toute la science-fiction qu’il a traversé, le romancier réaliste que Dick voulait être lorsqu’il était jeune : ce romancier réaliste pessimiste très poétique qui pouvait écrire un livre bancal mais bouleversant comme « Sur le territoire de Milton Lumky ». « La Transmigration de Timothy Archer » n’est peut-être pas le plus grand roman de Dick (« Le Temps désarticulé », « Le Maître du Haut Château », « Le Dieu qui venait du Centaure », « Ubiq », « Coulez mes larmes, dit le policier », « Substance Mort » ou « Siva » le dépassent à mon goût), mais, comme « The Yellow Shark » pour Frank Zappa, c’est le livre qu’il aurait voulu faire avant de quitter la Terre. Zappa a excellé dans le rock parce que c’est un musicien classique raté. Il a réussi un disque de musique classique avant de mourir et c’est l’idée la plus optimiste qu’ait exprimé de toute sa vie un homme dont la propension à l’échec a formé la trame d’un chapitre entier de son autobiographie (« Failure » in « The Real Frank Zappa Book »). Dick a excellé dans la S.F. parce que c’est un romancier réaliste raté. Il a réussi un roman réaliste avant de mourir : ce roman ayant beau être assez pessimiste, le fait qu’il ait réussi à l’écrire est, en soi, une sorte de miracle merveilleux qui vaut tous les romans mystiques possibles.
5) On croise un tas de personnages de la pop culture dans la Trilogie : des écrivains de science-fiction, un évêque dissident (Pike), des hippies, des charlatans New Age... Mais la présence la plus marquante est paradoxalement celle de John Lennon, dont l'assassinat ouvre La Transmigration de Timothy Archer... Que représentent les Beatles pour Dick ? La narratrice de ce troisième tome ne peut plus entendre une seule chanson des Beatles, et en même temps c'est « Strawberry Fields Forever » qui a « révélé » à Dick la maladie de son fils...
Dick ne sait pas forcément lui-même ce que les Beatles ou Lennon représentent dans le cadre de sa vision gnostique de l’époque. Il a simplement l’intuition de leur importance – comme le film « L’Homme qui venait d’ailleurs » de Nicolas Roeg par exemple et qui nourrit toute la partie de « Siva » consacrée à Mother Goose (lui-même un mixte bizarre de David Bowie, Alice Cooper et Frank Zappa). La chanson qui a révélé à Dick la hernie inguinale droite de son fils un jour de printemps 1974, « Strawberry Fields Forever », est une chanson gnostique, qui ne parle que de ça : l’anamnèse de notre véritable nature, et le côté « illusion en carton-pâte » du monde : « Rien n’est réel (…) Vivre est facile les yeux fermés / Se méprenant sur ce que l’on voit / C’est dur qu’être quelqu’un mais ça finit par marcher (…) Personne, je crois, n’est dans mon arbre / Il est soit trop bas soit trop haut / C’est qu’on ne peut pas, tu sais, s’y brancher (…) Toujours je sais, parfois, croire que c’est moi / Mais tu sais que je sais et c’est un rêve. » Non seulement elle ne parle que de ça, mais elle ne fait vivre à son auditeur que ça : à savoir basculer d’une irréalité à une autre, en utilisant pour la première fois un mellotron, non plus comme un enregistreur, mais comme un clavier : ne « reproduisant » plus le jeu de son son-source, la flute, mais la jouant comme on jouerait d’un orgue ; ensuite, en juxtaposant deux prises distinctes de la même chanson, jouées à dix jours d’écart, avec une instrumentation distincte, sur des clés et dans des tempos différents. La coupure entre les deux enregistrements s’opère à la première minute : on y glisse d’un morceau à l’instrumentation archétype du groupe pop (deux guitares, une basse, une batterie) auquel on ajoute le mellotron, à un ensemble de trompettes et de violoncelles, rythmés par une batterie lourde, une cymbale enregistrée à l’envers et une sitar à une corde séparant les couplets. En accélérant légèrement le tempo de l’un et en ralentissant l’autre, le producteur George Martin réussit à les ajuster approximativement sur la même clé et faire magiquement se dissoudre une prise dans l’autre, faisant basculer l’auditeur entre deux univers parallèles, l’un représentant la pop d’avant (celle de 1957-1966), l’autre la pop d’après (1966-1974), comme si l’auditeur basculait dans un univers-ombre ou un monde miroir. Le mellotron, c’est l’homme conscient de son identité falsifiée, de sa nature de double, de bateleur ou d’escamoteur. Le basculement des deux prises à la première minute, c’est la révélation, en retour, de l’irréalité du monde ; et cette révélation permet, par le vertige qu’elle provoque, la conscience intime de son étrangeté, de sa nature « autre » et de sa possibilité d’être « relié » à un courant interpersonnel divin.
On peut dès lors soupçonner que c’est à cet instant du morceau, lors de la collure entre les deux univers, que Dick entendit la « Voix » lui révéler la maladie de son jeune fils. Lennon et Dick avaient de plus, dans les soixante-dix, le même ennemi : Richard Nixon, présenté par Dick comme l’Antéchrist dans « Coulez Mes Larmes, Dit le Policier » et « Radio Libre Albemuth » sous le nom de Ferris F. Frémont ; le « F » valant cabalistiquement pour le chiffre 6, soit 666, le nombre de la Bête dans « L’Apocalypse » de saint Jean, souvent assimilé à l’empereur Néron. « Tricky Dick » avait fait des pieds et des mains pour expulser Lennon des Etats-Unis et ce dernier lui avait répondu d’un ton saumâtre dans « Gimme Some Truth » (« Imagine », 1971) avant de lui renvoyer son chiffre de néronien à la gueule – 666 – dans « Bring On the Lucie » sur « Mind Games » en 1973. « Nous avons sorti les grands moyens contre M. Nixon. Oui, nous avons recouru à la magie, à la prière et aux enfants pour défendre notre juste cause » écrira Lennon dans « Éclats de Ciel Écrits par Ouï-dire ». Tant que l’ordre du monde sera truqué, nous n’aurons d’autre choix que de devenir gnostiques.
6) De fait, Dick et les Beatles semblent être les deux illustrations majeures de la fusion entre Pop et Gnose – de la tentative de réactiver l'expérience gnostique à l'occasion de l'objet pop – et ceci n'a rien d'une surinterprétation, puisque c'est le discours qu'ils tiennent eux-mêmes sur leur œuvre (on se souvient de Lennon écrivant « il me semble que les seuls Chrétiens dignes de ce nom étaient (sont ?) les gnostiques, qui croient en la connaissance de soi, c’est-à-dire en la nécessité de devenir des Christ, de trouver le Christ qui est en soi. »). Ce sont des livres ou des disques à la fois plaisants, modernes, et ouverts sur des traditions extrêmement anciennes, qui nous invitent à redécouvrir ce fond spirituel. Mircea Eliade disait : « on peut avoir, à partir de n'importe quel moment culturel, la révélation du sacré la plus complète accessible à la condition humaine. » La pop culture, c'est le matériau ésotérique de notre temps pour nous reconnecter avec des vérités éternelles ?
La culture académique ou classique est une culture coupée de l’anamnèse ; c’est une culture coupée de la vérité. Elle n’exprime que la conception du monde des maîtres de la matière, des seigneurs de la manifestation. Presque tous les philosophes et écrivains classiques sont des « amoureux de la matière » ; en France, c’est très facile à démontrer. Voltaire, Diderot, Flaubert, Stendhal, Mérimée, Renan, Anatole France, Hippolyte Taine, Auguste Comte, André Gide, Jean-Paul Sartre, Albert Camus… Tous adorent la matière, et, en fin de compte, ils adorent les maîtres de leur époque, ils adorent les forts, ils adorent les salauds. Seule la culture populaire peut nous reconnecter avec la pensée ésotérique ou gnostique parce qu’elle entretient avec elle une relation du même type que le folklore. Elle comprend le dépôt immémorial du peuple initial, les Gitans, les Bohémiens – et elle fonctionne comme le support de l’anamnèse de ses spectateurs ou auditeurs. C’est démontrable pour les Beatles ou Led Zeppelin, Black Sabbath ou les Beach Boys. C’est démontrable pour Lovecraft et Philip K. Dick et toutes les grandes séries télévisées. Spoiler : je prépare un recueil de 42 textes écrits sur les quinze dernières années sur tout un tas d’artistes épars (Elvis Presley, Lars von Trier, Fred, Alfred Jarry, Kiyoshi Kurosawa) tous reliés par leur quête de la parole perdue. Le livre s’appellera « Pop Yoga » et sortira en automne de cette année aux éditions Sonatine. Il ne parlera que de ça.
7) Tu parles de « seigneurs de la manifestation » et du « dépôt immémorial des Gitans » comme d'évidences... Rappelons, car tu ne t'en caches pas, que ton travail reprend en partie les thèses développées par René Guénon dans Le Règne de la quantité (1945)... A ce propos, je crois qu'on te pose souvent la question : crois-tu que les artistes dont tu parles ont conscience de tout ce que tu évoques à leur sujet ? Quel est ton garde-fou contre la surinterprétation ? Ou bien, finalement, est-ce que tu t'en fous de la surinterprétation ?
Oui, je m’en fous. Plus exactement, j’ai eu la chance inouïe de rencontrer et de discuter avec quelques uns des artistes sur lesquels j’ai écrit et qui m’ont convaincu que, non seulement je n’avais pas tort de relier leur travail à ces dimensions immémoriales, mais, à la limite, que je n’allais pas assez loin… On ne va jamais assez loin. La question est de ne jamais surplomber la réception d’une œuvre par l’interprétation, mais, au contraire, de créer le plus de relations possibles. La question qui se pose toujours est : comment une œuvre d’art peut nous aider à nous orienter. Pour s’orienter, il faut pratiquer l’exégèse. Tout cela je l’ai appris de Sorhawardi et des métaphysiciens chiites duodécimains : l’exégèse est une méthode pour sortir de notre exil occidental, notre exil dans le monde matériel, vers notre « royaume », notre Terre promise qui n’est pas de ce monde. Pour cela, l’exemple des Gitans est capital : « notre pays, c’est là où on est : où c’est qu’on pose nos pieds » dit la Reine des Gitans. A partir de toute œuvre d’art, un film de Stanley Kubrick, un disque des Who, une bande dessinée de Killoffer, on part pour retrouver une relation, la plus directe possible, avec la divinité orientatrice. On doit utiliser les œuvres d’art comme les cartes d’un Tarot qui nous indique, non là où l’on vient, mais là où l’on doit aller. On y ira de toutes façons.
8) Tu dis que ceux qui se contentent de l'aspect extérieur des Beatles (des chansons plaisantes, un groupe à succès) sans s'atteler à l’interprétation de leurs chansons sont eux-mêmes des gens très superficiels, condamnés à na jamais voir que la surface des choses, et s'interdisant d'en faire le support d'une expérience plus fondamentale, d'ordre spirituel ou métaphysique. Mais beaucoup refusent l'intellectualisation excessive du rock, préférant mettre en avant son énergie, son aspect frontal, direct, libidinal... Tout le rock garage peut se résumer à ça : les Beatles moins le fatras intello. Tu ne crois pas qu'il y a un aspect, disons wildien, dans le rock, où tout le fond est dans la forme, dans l'image, et qui est aussi fondamental ?
Je n’aime pas du tout les amateurs de rock frontal, direct ou libidinal parce que, selon moi, leur relation n’a rien de frontale, rien de directe ni de libidinale. Mon amour de Frank Zappa, de Harry Partch ou de Wild Man Fischer est libidinal. Mon amour de Wesley Willis ou de Ween est frontal et direct. Leur amour des Stooges, de Sonic Youth ou de Patti Smith ne l’est pas du tout : ils ne rient pas, ne frappent pas dans leurs mains et ne dansent pas en criant et en riant lorsque les chansons qu’ils sont supposés aimer passent à la radio. Comme leur pauvre maître, le sinistre Lester Bangs, je vois surtout en eux des snobs, des droitards malhabiles qui tentent là d’exprimer leur désir d’appartenir à une élite, et surtout des gens qui n’aiment pas du tout la musique ! Ils aiment un certain nombre de poses associées à la musique. Ils aiment les looks et les attitudes et les phrases désagréables et les moues dédaigneuses de leurs idoles et ils aimeraient probablement avoir une vie sexuelle plus excitante mais la musique ne les intéresse pas. Ils n’aiment pas la musique. Sinon, soyons sérieux : ils écouteraient autre chose que du Lou Reed.
9) Tu forces un peu le trait... D'abord, Lester Bangs est peut-être un poseur, mais c'est avant tout une super plume, un vrai écrivain américain impregné de Burroughs et Thompson. Le rock n'est chez lui qu'un prétexte (comme chez Richard Meltzer). Ensuite, je suis en général méfiant envers l'intellectualisation abusive du rock : je ne veux pas endosser le cliché du puriste ni faire l'apologie de la bêtise, mais je suis comme tous les gens qui redoutent l'analyse, j'ai peur de perdre la spontanéité et l'immédiateté du plaisant en essayant d'en démêler les causes. Greil Marcus par exemple, c'est horrible, il s'empare d'une époque du rock et la rattache aux luttes sociales et à l'histoire profane, il explique par A + B que tout était déterminé et prévisible, et que l'extase musicale, le sentiment de vivre quelque chose d'unique et radicalement neuf, n'était qu' une illusion d'optique, un défaut de connaissance que l'universitaire comble au grand ébahissement de la populace inculte. On a l'impression que ce type n'a jamais vu un concert. Et donc, voilà, il y a comme une négation de l'expérience dans le commentaire savant du rock. Et je ne dis pas ça pour tes livres, que je trouve passionants, mais je m'interroge tout de même : tu choisis souvent des artistes qui ont arrêté très tôt de faire des concerts (Beatles, Beach Boys), d'autres qui me tapent sur les nerfs au quatrième titre (Zappa), d'autres que je n'ai jamais aimés (Led Zep')... Tout cela manque un peu de sauvagerie (et si tu choisis le Grateful Dead ou Pink Floyd pour ton prochain livre, honnêtement, je ne sais pas si je le lirai:))...
Pierre, tu feras ce que tu voudras. Tu ne me feras jamais avaler que Led Zeppelin est du même tonneau que l’horrible Grateful Dead. De Led Zeppelin, j’ai appris tant de choses… Mais là j’imagine n’est pas la question. A vrai dire, je n’ai rien à répondre sur la question des goûts. Les goûts des uns ou des autres ne m’intéressent pas. Il y a tant de gens qui m’ont convaincu de l’intérêt fondamental et de l’importance pour eux de choses qui n’en avaient pas pour moi. Ce qui est important c’est la façon dont ce que tu écoutes oriente ce que tu vis. Je déteste le divertissement. Je déteste la détente, le dilettantisme. Je n’écoute pas de musique comme passe-temps. Quand j’écoute de la musique, elle modifie ma vision de l’espace et du temps. Elle modifie ma manière de vivre. Elle m’apprend à vivre, à pleurer, à aimer. La musique que j’écoute le plus est le jazz (Duke Ellington, Thelonious Monk, Charles Mingus) et je n’écris jamais, absolument jamais sur elle. Elle est implicite. Elle oriente silencieusement la direction des textes. Un jour, peut-être, si j’en ai les capacités, j’écrirais sur la musique soul. Et j’écrirais des textes soul sur la musique soul. J’écrirais des essais soul. Je suis parti de la culture occidentale pour faire remonter tout ce qu’il y avait d’oriental en elle. J’ai essayé de faire surgir Sorhawardî et Ibn Arabî dans les œuvres des Beatles ou dans la série Lost. J’ai essayé de parler du Japon à travers Hara-Kiri. J’ai essayé de parler des Gitans à travers Bob Dylan et à travers « Inland Empire ». Il faut aller plus loin. J’aurais accompli mon travail le jour où je serais capable de produire des essais qui ont la puissance de vie et d’amour des chansons de Aretha Franklin, de Nina Simone, de Al Green, de Otis Redding ou de Marvin Gaye. Jusque là, tout n’est encore qu’apprentissage. Jusque là ce n’est encore qu’une répétition.