Pacome Thiellement.com

Trois pour choisir une direction
Paru en 2013

Contexte de parution : My favorite things : Le Tour du jazz en 80 écrivains

Sujet principal : Duke Ellington
Cité(s) également : plusCharles Mingus, Coleman Hawkins, John Coltrane, Max Roach, Thelonious Monk, menu_mondes.pngThomas Bertaymenu_mondes.png




Il faut être deux pour prendre la route. Il faut être trois pour choisir une direction.
Thomas Bertay

Enregistré le 17 septembre 1962 à New York, entre l’album en duo avec Coleman Hawkins et celui avec John Coltrane, « Money Jungle » s’inscrit dans une période où Duke Ellington passe de papa pélican à vieux vampire. Fini d’abreuver de sa propre chair tous les jazz suivants, il va nourrir le sien d’un peu de jeune sang. Et pour commencer : coiffer les gamins sur le poteau des contrastes et des tourbillons. Il y a toujours eu deux Ellington : le gentleman sophistiqué aux mots de miel, le charmeur des arrangements pour grand orchestre voluptueux, et la brute pianistique aux notes stridentes, troublantes, irascibles, catégoriques… Et ces deux Duke coexistaient avec un mélange étrange d’élégance et de passion, de douceur et de violence, les cheveux soudain décoiffés alors que le costume reste impeccable, les pattes folles et le sourire aux lèvres. Ici, pas question de faire du charme aux dames du monde : avec son beau visage de morse aux yeux cernés d’insomniaque, Ellington traite en vieux pirate matou avec les Titans de la nouvelle génération, Charles Mingus et Max Roach.

Mingus a quarante ans, est au milieu de l’élaboration de ses grands disques, quelque part entre « Oh Yeah » et « The Black Saint and the Sinner Lady », et vénère Duke Ellington comme s’il était à la fois son père et sa mère. Ellington a beau l’avoir viré de son big band en 1953, quand il avait poursuivi, sur scène, Juan Tizol avec un couteau, le Duke ne risque rien : d’album en album, par des reprises ou des variations, les hommages ne cessent de se succéder… Mingus ne peut pas vivre sans écouter et jouer Ellington. Roach sort lui aussi d’un chef d’œuvre : « We Insist ! Freedom Now Suite ». Mutique, austère, il est en pleine effervescence mélodique et harmonique.

Sept morceaux se suivent : quatre nouvelles compositions et trois reprises. Sur le morceau-titre, la manière que Mingus a de tirer sur sa corde, sur une note unique, donne au jazz de ce trio un air de raga free. Puis ce sont les vibratos étranges de « Fleurette Africaine », pendant que Max Roach ne frappe que sur les toms, contribuant à déployer sur un mode hypnotique une des plus entêtantes ballades de Duke, commençant son long voyage vers les Terres Africaines, pleine de ces accords dissonants plaqués au cœur des plus délicates mélodies… C’est encore trop tôt, mais bientôt viendront « Afro-Bossa », « The Afro-Eurasian Eclipse » et toutes ces splendeurs de la maturité. Duke n’a pas fait une œuvre, mais quatre ou cinq. Parmi celles-ci : le long périple africain, épique, planant, à la recherche de la Grande Vibration Primordiale. Plus classiquement ellingtoniens suivent les riffs de « Very Special ». Puis « Warm Valley » : la première reprise, ouverte très classiquement aussi, avec une lente introduction pianistique grandiose, avant l’entrée de la basse et de la batterie qui rejoignent le thème aux notes éparpillées avec délicatesse… On ouvre la deuxième face avec « Wig Wise » : dernière compo, joyeuse, groovy, faussement naïve, très monkienne dans le premier thème, plus strayhornienne ou mercer-ellingtonienne dans le pont. Puis le gros, gros morceau du disque : un « Caravan » invraisemblablement raide, écrasant, plus moderne que jamais. Mingus retourne chercher ses effets de corde et Roach ses tambours secs, mais surtout Ellington en a après Monk et ça s’entend ! Surtout que « Caravan » a peine achevé (dans tous les sens du terme) il remet le couvert avec « Solitude » : ces deux derniers morceaux, qui donnent tout leur sens à l’album, Ellington les reprend à Monk qui les avait enregistré tous les deux sur son album « Thelonious Monk plays Duke Ellington » de 1955. Il ne peut pas ne pas y penser alors qu’il vient d’écrire, moins d’un mois avant, un morceau-hommage au « Frere Monk »…

« Money Jungle » n’est pas un chef d’œuvre de Duke Ellington parmi d’autres. « Money Jungle » est toute entière une réponse de Duke à Monk, son « Frère Duke », son « Duke plays Monk plays Duke » sa façon de dire : J’ai compris ce que tu as voulu nous dire, toute la musique en sera changé à jamais. « Money Jungle » est une déclaration d’amour à la folle grandeur apportée par Monk, à son génie synthétique, à sa tragique drôlerie, à ses grâces prodigieuses de jazzman tourneur. « Money Jungle » est un manifeste, venu de la plus élaborée sophistication, pour une musique directe, brutale, qui fasse hurler l’auditeur et le caresse comme un enfant. « Money Jungle » nous parle du rock, du funk, du rap et de toutes les musiques qui ne sont pas encore. « Money Jungle » est une musique jeune, à la fois archaïque et anti-passéiste, qui réoriente l’intelligence en tendant l’oreille sur les sons qui viennent du dehors, des orages qui tonnent et des volcans qui craquent. Nous avons assez réfléchi, vivons ! Nous avons assez médité, agissons ! Nous avons assez élaboré, architecturé, rêvé et organisé : maintenant il est temps de tout détruire d’un grand coup de marteau pour que notre cœur respire et notre sang circule à nouveau. « Money Jungle » est un disque de fin de cycle et de recommencement. « Money Jungle » est un disque de grand départ. « Money Jungle » est le disque de ma vie.